Peinture, Photographie… Bienvenue dans la “Loge Noire” de David Lynch

Image d'avatar de Tom DemarsTom Demars - Le 12 juillet 2021

Demandez à David Lynch quelle est sa profession et vous serez surpris. On attendrait instinctivement de l’artiste derrière Twin Peaks, Blue Velvet, Mullholand Drive, Elephant Man, etc., qu’il réponde “réalisateur”. Et pourtant, il y a de grandes chances que celui-ci réponde plutôt “peintre”. Car comme il aime le rappeler, il a “commencé par la peinture…” Et ce, bien des années avant d’éclater aux yeux du monde avec Eraserhead ou de révolutionner le médium télévisuel avec Twin Peaks. Pourtant, il n’est guère étonnant de voir un esprit créatif tel que le sien se cantonner à une seule forme d’expression.

Après tout, David Lynch détonne tant du paysage créatif mondial qu’il est un de ces rares élus à avoir donné naissance à une esthétique, à une conception de la réalité, unique et dont les contours se dessinent à travers le terme de “lynchéen”. Un adjectif qui a, aujourd’hui, entièrement envahi notre imaginaire. Nous sommes, de fait, très nombreux à avoir déjà lu ou entendu parler d’un long-métrage à l’esprit lynchéen, d’une photo à l’esthétique lynchéenne ou bien d’un morceau aux sonorités lynchéennes. S’il est vrai que les obsessions, les névroses et les interrogations de Lynch ont trouvé une sorte de paroxysme artistique et conceptuel à travers l’objectif des caméras et dans l’effervescence des tournages, la face cachée de l’artiste américain est tout aussi importante dans la fondation de ce monolithe qu’est David Lynch. Alors que la “Loge Noire” se veut être un espace qui “chante entre deux mondes” et qui vit (à l’écart de toute causalité du temps ou de l’espace) en parallèle de la ville de Twin Peaks, l’œuvre de Lynch est une structure à la complexité infinie, où chaque mécanisme en cache une multitude d’autres et où chaque rouage à son importance.

Extrait de la série Twin Peaks, en partie écrite et réalisée par David Lynch
La cultissime “Loge Noire” de Twin Peaks, le paroxysme du style lynchéen.

Quand le cinéaste éclipse le peintre

Alors que comme dit plus haut, la peinture est inhérente à l’art de David Lynch depuis ses premiers balbutiements, sa période aux Beaux-Arts de Boston ou son apprentissage auprès de Bushnell Keeler en tête, cet aspect de l’artiste hétéroclite ne s’est pourtant retrouvé sous les feux des projecteurs que très récemment. En 2016, plus précisément. 25 ans après la conclusion de sa deuxième saison, le monument télévisuel Twin Peaks voit son retour se dessiner petit à petit (la troisième saison sortira l’année suivante) et deux évènements vont ramener Lynch sur le devant de la scène médiatique, 10 ans après son dernier film en date Inland Empire (2006). Le Centre d’Arts Plastiques Contemporains (CAPC) de Bordeaux décide de consacrer un colloque à Lynch et plus particulièrement à son processus créatif. Cet événement profitera notamment de l’intervention de Roland Kermarec, qui est… professeur de français. Mais pas n’importe lequel, car Kermarec possède une histoire toute particulière avec l’artiste américain. Lui qui, à la suite de deux mémoires sur le travail de David Lynch, s’est vu invité par celui-ci sur le tournage de Lost Highway à Los Angeles.

Dès qu’on enlève le nom d’une chose, on ne voit qu’une texture abstraite et souvent, des choses supposées laides deviennent superbes »

David Lynch

L’autre évènement majeur dans le retour de David Lynch au premier plan est un documentaire coréalisé par Jon Nguyen, Rick Barnes et Olivia Neergaard-Holm. Intitulé David Lynch : The Art Life, celui-ci entraîne le spectateur dans l’intimité d’un des esprits les plus fascinants de l’ère moderne. Une chose rare, quand on sait à quel point Lynch est très méfiant envers les médias. Le documentaire arrive, néanmoins, à capter deux ans et demi durant lesquels Lynch va se confier comme rarement, de son enfance idyllique aux prémices de sa carrière artistique. Une période de sa vie qui était, jusqu’alors, en grande partie secrète. David Lynch : The Art Life a donc permis d’en apprendre plus sur le maître et, notamment, sur sa relation passionnelle avec la peinture.

Photo de David Lynch en train de peindre prise par l'équipe de Mixte Magazine
@MixteMagazine

Et si le parcours de David Lynch n’était finalement que l’histoire d’un homme dont l’obsession infantile pour le dessin, la peinture et la matière, ne l’a jamais quitté ? La peinture est, de fait, omniprésente dans son processus de création, de son œuvre cinématographique à ses productions plastiques. “J’ai commencé par la peinture, par l’art, quand j’étais étudiant à Philadelphie…” explique-t-il lors d’une interview avec nos confrères de Mixte Magazine. David Lynch : The Art Life viendra, de son côté, confirmer que l’artiste américain n’aura jamais perdu cet amour profond. “Il n’a jamais cessé de peindre. Pendant 2 ans et demi, du moment où il se levait jusqu’à ce qu’il aille se coucher, il peignait. Il écrivait beaucoup aussi bien sûr, sans doute la nouvelle saison de Twin Peaks se souvient Jon Nguyen, l’un des réalisateurs du documentaire.

David Lynch est et sera toujours une personne manuelle. Il doit ressentir les matières, les observer pour en extraire une de ses visions si reconnaissable entre mille. Comme il le raconte si souvent, il pourrait passer des heures à contempler une plante, un réverbère ou un trottoir, et à attendre que le déclin de la lumière du jour lui offre une nouvelle perspective. Le cinéaste le plus associé à des concepts abstraits et immatériels comme le subconscient, la mort ou le karma est, paradoxalement, un homme profondément ancré dans la réalité. Un éternel enfant qui, malgré les années, conserve cette candeur dans le regard que nous autres abandonnons en vieillissant. Un contre-sens qui est appuyé par les visions résolument sombres que dépeint l’artiste. Un univers où violence, horreur et perte de repères y règnent en maître. Les silhouettes y sont désarticulées, le monde qui les entoure semble n’être régi par aucune règle et une noirceur abyssale s’en dégage. À la manière d’un Giger, d’un Beksinski ou d’un Francis Bacon (dont la paternité stylistique est souvent rappelée par Lynch lui-même), peindre se transforme en un ballet où physique, inconscient et sensation mènent la danse.

Tableau peint par le peintre et cinéaste américain David Lynch
Tableau peint par David Lynch
Tableau réalisé par l'artiste américain David Lynch
Lithographie réalisée par le peintre et cinéaste américain David Lynch

La Photographie, un exutoire hétéromorphe pour Lynch

“Les images fixes peuvent raconter des histoires. Et il arrive parfois que les histoires intéressantes soient de petites histoires…” Quand on s’intéresse au travail de l’artiste américain, le terme de “petites histoires” est tout sauf anodin. Car la carrière cinématographique de David Lynch repose, justement, sur ces “petites histoires”. Hormis son adaptation de Dune et la troisième saison de Twin Peaks, en tout cas. Les deux premières saisons de la série (et le préquel sorti au cinéma Fire Walk with Me) en sont le parfait exemple. L’horreur se cache, de fait, à l’intérieur même du foyer familial. Toute l’ambiguïté générée par la série provient de non-dits dont la gravité et les conséquences ne font que s’agrandir. Le reste de sa filmographie n’est pas en reste en s’interrogeant sur l’immensément grand et des thèmes universels à travers les destinées intimistes de personnages errant dans le déni, l’inconnu ou le néant.

Photo réalisé par l'artiste américain David Lynch
Photo en noir et blanc réalisé par l'artiste américain David Lynch

Il est donc guère étonnant de retrouver toutes ces thématiques dans le travail photographique de Lynch. Elles y sont même, en quelque sorte, amplifiées de par l’immobilité et la rigidité du médium. Lynch disait, à propos de ses films, qu’il y a autant d’interprétations que de spectateurs. Et bien, cet adage l’est tout autant pour ses clichés. On y retrouve, en effet, tout ce qui fait l’essence du style lynchéen. À savoir, l’utilisation massive du noir & blanc qui vient tout de suite fracturer notre rapport avec ce qui nous entoure. Il nous met ensuite face à une scène qui, au premier abord, nous montre une scène banale du quotidien (un salon familial, une usine, etc.) mais qui va, au fur et à mesure qu’on l’observe, commencer à nous déranger. Pourquoi ? Car l’artiste américain y a incrusté un élément perturbant, qu’il soit tapi dans l’ombre ou non. Chez Lynch, nos peurs les plus primitives prennent vie dans un élément qui va venir bousculer une scène pourtant bien ancrée dans le réel. Il sait pertinemment comment jouer sur cette proximité et s’en sert pour introduire l’onirique/l’horrifique dans notre quotidien.

On retrouve aussi dans son travail un autre aspect essentiel de la psyché de David Lynch. À savoir, la sensualité. Une grande partie de son travail est, ainsi, consacrée à la Femme sous toutes ses facettes. Il n’est pourtant pas question de se cantonner à la plastique de ses modèles. L’artiste cherche, au contraire, à capter l’invisible grâce à des cadrages qui créent une grande proximité entre le spectateur et la modèle. “J’invite à deviner, derrière la beauté plastique, la folie, la vulnérabilité. Il en naît un malaise. C’est ma façon de rendre hommage à la femme, de lui montrer que j’ai envie de la découvrir entièrement. Elle sera toujours ma principale source d’inspiration. Si je me permets d’aller si loin, c’est parce que je considère les femmes contemporaines comme plus fortes que les hommes : leur niveau de conscience est nettement supérieur au nôtre. Elles savent que la beauté est une imposture et elles en jouent.” 

Qu’elles soient réalisées sous sa casquette de cinéaste, de peintre ou bien de photographe, de musicien, de graveur, d’architecte, etc., les œuvres de David Lynch ne sont finalement qu’une seule et même entité. Ses toiles sont les prémices des futures thématiques qu’il va aborder, la musique va le guider dans la manière de les filmer et son suage de la photographie n’existe qu’en résonance aux obsessions qui traversent son travail. Seulement, il serait trompeur de seulement considérer toutes ces activités comme l’antichambre de son cinéma. Il est question de bien plus. Son art peut être littéralement abordé comme un tout cohérent et qui s’autoalimente, tel un ruban de Möbius. Entre abstraction du conscient et ode à l’irréalité, David Lynch reste et restera donc une énigme. Il erre dans cette marginalité qu’il a tant dépeinte à travers ses projets et c’est ce qui le rend tant attachant que fascinant. Au final, David Lynch est peut-être juste trop… lynchéen.

Portrait photo réalisé par David Lynch
Portrait photo d'une femme réalisé par David Lynch
Portrait photo réalisé par l'artiste américain David Lynch
https://www.youtube.com/watch?v=4WA-43X6SIE

Découvrez notre article consacré aux origines du Land Art, qui utilise la nature et ce qu’elle offre pour créer une œuvre artistique de toute pièce.

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