Malika Favre illustre les plus grands magazines de son style à la fois minimaliste, coloré et géométrique. Elle laisse sa trace dans le monde entier à travers des œuvres qui captivent le regard avec seulement quelques lignes et couleurs savamment organisées, en jouant notamment de l’art du contraste.
Comme elle le dit elle-même, « le vrai défi consiste à raconter beaucoup avec très peu d’éléments, à raconter une histoire en une seule image ». Dans cet entretien, Malika Favre revient sur sa pratique artistique, ses influences diverses et sa participation à la première édition de « conférences créatives » de Nuorama le 6 septembre prochain.
Tu es française, tu es partie à Londres pour tes études, tu vis actuellement à Barcelone… Est-ce que ces villes dans lesquelles tu as vécu, et qui ont toutes une identité forte, ont influencé ton travail artistique ?
Chaque ville tient une place très particulière pour moi (et pour ma carrière d’artiste, bien entendu). Je pense que Paris et la France en général ont eu une influence indéniable sur mes inspirations graphiques. L’élégance française et ce côté très chic et sobre se retrouvent beaucoup dans mes premières œuvres, celles qui ont défini mon style. La sensualité, voire même l’érotisme de certains de mes travaux, est aussi quelque chose que j’associe beaucoup à la France.
Londres, c’est le tournant. Cette ville m’a surtout appris à ouvrir les yeux et à sortir de ma zone de confort. La ville était en ébullition permanente et m’a permis de devenir illustratrice à plein temps. Visuellement, c’était un endroit tellement riche, foisonnant de créativité et d’influences du monde entier. C’est là-bas que mon style a réellement mûri et pris forme. Cette ville m’aura appris beaucoup de choses, dont l’audace.
Barcelone, c’est la dernière en date, mais c’est aussi la plus lumineuse et ensoleillée. J’y ai déménagé davantage pour des raisons de qualité de vie et d’environnement que pour le travail. Étrangement, je pense que mon travail le plus coloré a été produit à Londres, probablement pour contraster avec la grisaille environnante ;)
En tant qu’illustratrice, tu travailles aussi par commandes. Est-ce que c’est une manière de créer qui t’entrave parfois, ou au contraire qui booste ta créativité ?
Les commandes m’ont beaucoup appris et même parfois m’ont permis d’explorer de nouvelles choses. Je n’ai aucun problème avec les feedbacks, tant que ceux-ci restent constructifs, et c’est l’une des raisons pour lesquelles je travaille autant pour l’éditorial. D’expérience, les directeurs artistiques de magazines sont les meilleurs et respectent énormément les artistes avec lesquels ils collaborent. En parallèle de ce travail de commande, je privilégie au maximum les collaborations avec des marques ou même des artisans qui me plaisent.
« Il faut garder la tête froide et se rappeler que l’on dessine d’abord pour soi ».
Trouves-tu qu’être connue t’a apporté plus de liberté dans tes créations ? Pour refuser certaines commandes, pour t’exprimer comme tu le souhaites dans d’autres… Ou cela t’a-t-il enfermée dans une certaine vision que ton public a de ton art ?
C’était toujours mon rêve : arriver à un niveau où je n’aurais plus à expliquer mon travail et surtout à défendre mes choix, mais je ne suis pas sûre que cela soit possible dans un contexte commercial. Si je veux réellement m’exprimer librement, je dois le faire à travers mes travaux personnels.
Être connue (enfin, au sein d’une niche créative) m’a surtout donné accès à des projets prestigieux comme le Montreux Jazz Festival ou l’affiche de la Mercè ici à Barcelone, et cela est déjà un luxe. Cela m’a aussi permis de valoriser mon travail et de me donner le droit de refuser les projets qui ne me semblent pas adaptés. La pression du public, je la ressens davantage avec les réseaux sociaux, pour lesquels une formule fonctionne toujours mieux que l’expérimentation, mais une fois encore, il faut garder la tête froide et se rappeler que l’on dessine d’abord pour soi.
Vois-tu une évolution notable dans ton identité artistique, entre tes premières œuvres qui t’ont fait connaître et les plus récentes ?
Je vois une évolution subtile mais claire dans ma carrière, et le fait de publier une monographie de 10 ans de travail il y a quelques temps m’a vraiment permis de l’identifier. Mes œuvres du début étaient très minimales, graphiques et plates. Petit à petit, les ombres ont fait leur entrée (elles aussi graphiques et plates), et la profondeur est apparue. J’ai aussi beaucoup exploré les jeux d’espaces négatifs et les jeux géométriques. La patte graphique et l’approche colorée et minimale restent les mêmes, mais chaque année j’ajoute quelques cordes à mon arc, en quelque sorte.
Tu dois gérer à la fois la conception et réalisation de tes illustrations, mais aussi ton compte Instagram, ta communication, tes relations avec les clients… est-ce que cette partie pratique t’ennuie ou c’est un aspect de ton métier qui te plaît ?
Je suis bien entourée et j’aime déléguer tout ce qui m’ennuie ;-) J’ai un agent pour les contrats et les négociations, une assistante pour les e-mails et surtout la boutique, et une avocate pour les questions de droits d’auteur. En revanche, tout ce qui concerne les réseaux sociaux, les newsletters et les contacts clients, je le garde pour moi. Cela prend beaucoup de temps, mais au fond, ce sont des choses que j’aime et qui me paraissent importantes pour ne pas perdre le contrôle de mon travail.
« La communauté qui est en train de se former autour d’un concept simple : la Beauté ».
Avec le compte instagram @icantaffordthisbutmaybeshecan que tu tiens avec @george_wu, vous promouvez des pièces colorées d’intérieur, des vêtements et autres objets aux formes géométriques. En mettant ainsi en avant le travail d’autres créateur∙ices et en les encourageant, est-ce que c’est une manière pour toi de dépasser ton rôle d’artiste, en allant de l’autre côté du décor ?
J’ai toujours aimé les objets et la décoration d’intérieur, alors ce compte est arrivé de façon très organique et naturelle dans ma vie. Partager les choses que j’aime a toujours été quelque chose d’important pour moi. Je le faisais de temps en temps sur mon propre compte Instagram, mais surtout en privé avec George depuis déjà plusieurs années. L’idée de ce compte est partie d’une blague entre nous et n’avait aucune ambition concrète, mais nous avons toutes les deux rapidement réalisé qu’il y avait un public friand d’objets et d’intérieurs ultra colorés. Ce que j’aime le plus dans ce petit projet, c’est la communauté qui est en train de se former autour d’un concept simple : la Beauté. Et si par la suite cela donne lieu à autre chose, des objets, des collaborations… pourquoi pas !
« Je ne connais pas beaucoup d’artistes qui n’ont pas d’opinions sur le monde qui nous entoure ».
Cette polyvalence se retrouve également dans ta position d’artiste-curatrice en tant qu’invitée d’honneur chez Nuorama en septembre, selon leurs propres mots. Qu’est-ce qui t’a plu dans ce projet, et comment as-tu choisi les autres artistes ?
Ce qui m’a plu dans le format, c’est cette idée centrale du rapport humain et des connexions invisibles. Le fait que l’invitée d’honneur puisse choisir les autres intervenants est quelque chose que je trouve très intéressant pour une soirée de conférences. Pour ma part j’ai invité des gens dont j’admire le travail, aussi différent soit-il du mien, que j’ai rencontrés ou avec lesquels j’ai collaboré par la suite. Je ne vais pas trop en dévoiler car tout l’intérêt est de laisser découvrir au public les liens entre chaque artiste… Mais je pense que cette soirée sera très intimiste et inspirante. J’ai aussi hâte de revenir à Paris dans le contexte d’une conférence créative.
Tu es connue pour avoir fait plusieurs illustrations féministes ou LGBTQIA+. Est-ce que c’est important pour toi de militer à travers l’art, et pas seulement dans la rue ?
C’est important de militer comme on le souhaite/peut, et surtout avec les moyens dont on dispose. J’ai mis du temps avant de réaliser que mes illustrations pouvaient également avoir un fort impact social (je le dois en grande partie au New Yorker aussi), et c’est maintenant quelque chose qui est au cœur de mon travail. Je ne connais pas beaucoup d’artistes qui n’ont pas d’opinions sur le monde qui nous entoure.
Cela a-t-il été compliqué de se faire une place dans le monde de l’art en tant que femme ?
Pas vraiment, non. J’ai eu la chance de tomber dans la bonne ville, Londres, et dans les bons endroits, mais je me rends bien compte que cela est une exception et non la norme pour les femmes de ma génération.
« J’ai toujours trouvé les femmes inspirantes ».
Pourquoi dessiner surtout des femmes ?
J’en suis une pour commencer et j’ai toujours trouvé les femmes inspirantes. J’aime beaucoup les courbes.
Quel∙les sont les illustrateur∙ices que tu apprécies en ce moment, et avec lesquel∙les tu te verrais collaborer ?
J’aime Guim Tió, Stephen Ormandy, Kikuo Johnson, Javier Jaen et David Shrigley, chacun pour des raisons très différentes. Collaborer avec un autre artiste me paraît très compliqué, comme on dit, “trop de cuisiniers gâtent la sauce”. Donc je me contenterai d’avoir leurs œuvres sur mes murs ;-)
« Le vrai défi consiste à raconter beaucoup avec très peu d’éléments, à raconter une histoire en une seule image ».
Tu n’utilises pas de texte dans tes images, et pourtant celles-ci ont une grande portée narrative. Quel est ton secret ? Considères-tu que les images ont un pouvoir que l’écrit n’a pas ?
Pour moi, le vrai défi consiste à raconter beaucoup avec très peu d’éléments, à raconter une histoire en une seule image. C’est d’ailleurs pourquoi j’aime tant les couvertures de magazines ou de livres. Le secret est finalement assez simple : avoir beaucoup de patience, se tromper à plusieurs reprises, puis enfin trouver la bonne idée, celle qui tombe juste et qui dit tout. Comment la trouver reste un autre mystère, un que je n’ai moi-même pas encore résolu.
Avant de t’engager dans la voie artistique, tu avais fait des études de maths et de physique. Trouves-tu que ce côté scientifique ressort dans tes œuvres, par exemple dans les très nets et géométriques, dans les associations chromatiques saisissantes ?
Les sciences sont très présentes dans mon travail, surtout la géométrie et la logique de l’espace. Comme quoi, on ne sait jamais quand quelque chose va nous servir dans la vie…
Tu fais aussi des illustrations animées. Est-ce que tu souhaites poursuivre toujours dans l’illustration, ou est-ce que tu t’intéresses à d’autres formes d’expression artistique, comme l’animation, la BD… ?
Je laisse l’animation à Mathieu Maillefer avec qui je collabore de manière continue. Encore une fois, je délègue ;-) Je pense que j’aurais beaucoup aimé me plonger dans l’animation, mais la vie en a décidé autrement. J’aime aussi voir comment une personne extérieure donne vie à mes dessins, et Mathieu a un bel œil pour le mouvement et le rythme. Aujourd’hui, je préférerais apprendre quelque chose de plus tactile, comme la céramique ou la conception d’objets…
Quels sont tes projets pour la suite ?
Aucun plan précis pour l’instant. J’attends de voir comment les choses évoluent naturellement et j’écoute mon instinct qui m’a, jusqu’à aujourd’hui, plutôt bien guidée.
Pour en savoir plus sur cette artiste, voir Malika Favre : l’illustratrice française qui brille à l’étranger.