Les auteurs de science-fiction prévoient l’inévitable, et bien que les problèmes et les catastrophes puissent être inévitables, les solutions, elles, ne le sont pas…”
Isaac Asimov (Les robots, Fondation, Face aux feux du soleil, etc…)
Cocteau disait que tout artiste ne fait toujours que son autoportrait. Dans ce cas qu’est ce qui pousse des artistes à explorer la noirceur de l’âme ? À plonger dans les plus sombres recoins de l’esprit ? Ou bien de s’attaquer à un hypothétique futur qui ne verra sûrement jamais le jour ? Faire à ce point son introspection peut sembler effrayant et prendre le risque d’être emporter par ses démons semble inconcevable. Pourtant, c’est souvent dans les ténèbres les plus profonds, dans l’inconnu le plus hostile que la lumière paraît la plus resplendissante.
Le manga de Tsutomu Nihei : Blame! (publié de juin 1998 à septembre 2003) fait assurément parti de ces œuvres à la noirceur sans fin mais dont on ressort transcendé. Ce chef-d’œuvre du cyberpunk reste néanmoins difficile d’accès. Son intrigue décousue obligeant les lecteurs à rassembler lui-même les différentes pièces du puzzle. Nihei nous pousse, ainsi, à ressentir comme les personnages ce sentiment d’inconfort constant. Les infrastructures, autant austères que menaçantes, donnent le vertige et semblent crier que nous, simples humains, n’avons plus notre place en ce monde.
À la manière de ce qu’a pu faire par la suite Hidetaka Miyazaki avec son Dark Souls, le mangaka accorde très peu d’indices et préfère miser sur un parcours énigmatique. On suit un humanoïde du nom de Killy qui arpente la mégastructure à la recherche d’un porteur de gènes sains et du terminal génétique. Voilà les seules armes avec lesquelles le lecteur va se confronter à cet univers hostile. D’ailleurs, les premières phrases du manga sont un bon indicateur de ce qui nous attend : « Peut-être sur Terre. Peut-être dans le futur. » Après tout, il serait illusoire de chercher des repères dans un monde qui a délaissé l’Homme.
Les archéologues d’un futur en ruine
«Il faut des humains pour faire une histoire, mais ce sont les monstres et les bâtiments que je m’amuse vraiment à dessiner », confie l’auteur dans son artbook Blame! and so on. Souvent décrit comme un architecte frustré qui se serait reporté sur le manga, Tsutomu Nihei semble, au contraire, mettre à profit son expérience. Savoir construire un bâtiment de A à Z lui a permis de façonner le monde si particulier de Blame!.
C’est de cette réflexion qu’est née cette mégastructure dans laquelle erre Killy (le protagoniste principal). Un monde qui a échappé au contrôle des humains et où des êtres bio-mécaniques règnent en maître. En défilant les pages, la première chose qui apparaît est ce sentiment que, malgré son aspect futuriste, cet univers est en perdition. Il arrive au bout de sa longue vie. Le lecteur fait face à des visions irréalistes où des infrastructures tentaculaires donnent l’impression d’appartenir à un monde antique. Il n’est donc plus étonnant de voir Killy emprunter un ascenseur pour un trajet de 800 heures. Un mécanisme futuriste, irréel mais qui n’a, pourtant, pas servi depuis des milliers d’années. C’est là tout le paradoxe de Blame! : même ce qui est aujourd’hui à la pointe de la technologie finira forcément par devenir poussière. La seule chose immuable en ce monde est le Temps.
Un transhumanisme hors de contrôle
« C’est [le transhumanisme] quelque chose d’impossible. Et quand ça devient possible, ça peut poser des soucis dans les sociétés. Cela n’aurait plus de sens de faire des enfants si tout le monde pouvait vivre éternellement ! […] Et ça casserait complètement la vie des espèces, des peuples…» confie-t-il lors d’une interview pour Le Figaro. Si Blame! fait figure d’ovni dans le paysage culturel, Tsutomu Nihei n’oublie pas de rendre hommage à ces architectes visionnaires qui lui ont pavé la voie.
“Je pense que je ne pourrai jamais me débarrasser de l’influence de Giger…” Il est, par exemple, impossible de ne pas remarquer l’influence d’Hans Ruedi Giger, le peintre précurseur de la bio-mécanique et du transhumanisme. Cet artiste suisse a notamment remporté un oscar en 1980 pour son incroyable travail qui a vu naître le xénomorphe de la saga « Alien ». Il est l’un des premiers à avoir imaginé des infrastructures futuristes et titanesques et ses visions cauchemardesques sont à l’origine d’un pan entier de la science-fiction moderne. On retrouve, ainsi, dans Blame! cette vision horrifique du futur si bien dépeinte par Giger. La chair et l’acier n’y font plus qu’un et la grâce laisse ici place à la putréfaction. Les corps y sont déformés, d’un longiligne déroutant et jamais l’humain n’a semblé aussi obsolète, ancestral.
Une autre source d’inspiration fut les visions cauchemardesques du réalisateur, écrivain et peintre Clive Barker. Ce génie créatif est à l’origine d’une des mythologies les plus intrigante et dérangeante de l’horreur moderne : Hellraiser. Initié dans son roman The Hellbound Heart, cet univers voit naître les cénobites, des démons tout droit venus d’un enfer froid, lugubre et labyrinthique. Barker va voir, au fil des années, sa création être étoffée jusqu’à en devenir une véritable mythologie. Romans, films, bande dessinées et bien d’autres, les adaptations ne manquent pas. Et c’est justement la spécifié de ces créatures infernales qui va inspirer Tsutomu Nihei. En effet, un des éléments qui a fait la renommée d’Hellraiser est le style graphique des cénobites (avec comme symbole le plus culte d’entre eux : Pinhead). Ayant succombé au plaisir de la souffrance, ces monstres apparaissent, ainsi, avec un look à la fois sadomasochiste, christique et démoniaque. Leurs tenues représentent un sacrilège envers la bienséance et, au contraire, sont une ode à la torture. Une vision unique qui aura marqué des générations de spectateurs, dont Nihei.
Il est aussi indéniable que, pendant la réalisation de son manga, Tsutomu Nihei soit tombé sur l’univers désinvolte de l’illustrateur français Mœbius ou même, sur les dessins nerveux et apocalyptiques d’Otomo. Il serait, néanmoins, réducteur d’appréhender Blame! qu’à travers ses influences. Le manga arrive, en effet, à s’extirper du poids de ses ainés pour se forger sa propre identité. Blame! est bel et bien une œuvre atypique, unique et avant-gardiste.
Une odyssée écœurante et torturée
Avec Blame! le lecteur n’est pas seulement spectateur, il est un véritable acteur de l’intrigue. Il subit tout autant que les personnages et doit déchiffrer par lui-même les quelques indices que la mégastructure voudra bien lui laisser. Le rôle des protagonistes, comme des antagonistes, est ici superficielle. Il est, en effet, possible de lire un tome de Blame! en 10 minutes tant les dialogues sont rares. Nihei cherche, ainsi, à nous faire ressentir la profonde solitude que traverse le cyborg immortel qu’est Killy.
Ce monde est impitoyable et Killy semble être le seul à vouloir le sauver de sa décrépitude. Si les monstres qui veulent préserver l’ordre des choses afflux, il est plus difficile de trouver un véritable soutien. Les quelques survivants humains ne peuvent interférer dans cette quête s’étalant sur des centaines d’années et les semblables que Killy va croiser voudront, pour la majorité, le réduire en miettes.
Tsutomu Nihei nous interroge sur la condition humaine. La quête de l’immortalité ne serait-elle pas ce qui va mettre fin à notre société ? À quoi bon vouloir créer ce que l’on ne contrôle pas ? Blame! est un aperçu de notre future déchéance. Finalement, ce manga dépeint un monde où l’Humanité n’a juste plus sa place. Un monde où il est simplement trop tard pour changer quoi que ce soit.
Retrouvez le manga Blame! dans sa version Deluxe sur le site de Glénat et continuez d’explorer cet univers infini et révolutionnaire qu’est la Science-Fiction avec notre série consacré à ces artistes visionnaires qui ont façonné notre imaginaire : 1ère partie sur H.R Giger et 2nde partie sur Mœbius.