“Si l’on considère la distance entre l’homme et la machine, alors pour de nombreux japonais, cette distance n’est que de moitié…” À travers cette phrase (prononcée dans le documentaire Tokyo Noise (2002)), le psychiatre Takashi Sumioka arrive à parfaitement résumer cette proximité unique qui unit le peuple japonais et la technologie. Une symbiose telle que celle-ci s’est immiscée dans les moindres recoins de la société nippone, de leur quotidien à leur imaginaire. Il n’est, donc, guère étonnant que de nombreux artistes soient rapidement devenus les porte-étendards de ce phénomène. L’Art n’ayant jamais cessé d’être le parfait reflet de son époque.
Et justement, cette relation unique a permis la naissance d’œuvres parmi les plus singulières de ces dernières décennies. Parce que questionner le rapport de l’Homme à la Machine revient, pour de nombreux japonais, à se questionner eux-mêmes. Du Paprika (2006) de Satoshi Kon qui s’amuse à tordre la réalité même, au Astroboy (1952) d’Osamu Tezuka qui nous compte l’histoire d’un “pinocchio” cybernétique, en passant par l’Akira (1982) de Katsuhiro Otomo qui nous plonge dans une société en ruine, nombres d’œuvres se sont interrogé sur la place que devait occuper la Technologie dans nos vies. Pourtant, il serait sacrilège d’omettre l’un des artistes qui a su le mieux mettre en scène cette symbiose, en elle-même, et ce, grâce à son approche (où l’on retrouve quelques similarités avec celle d’un Hans Ruedi Giger par exemple) si particulière de cet univers : Hajime Sorayama.
La genèse d’un artiste adoubé à échelle planétaire
S’il est admis que Hajime Sorayama a participé au changement de notre vision de l’érotisme (notamment en défrichant l’imagerie de la technologie du sexe, mais aussi en offrant un recul sur ce milieu), sa carrière aurait pu prendre un tout autre chemin. Sorayama ne dessinera, en effet, son premier Sexy Robot qu’en 1978, soit à 31 ans. Né en 1947, le futur illustrateur décide rapidement d’étudier l’Art et intègre, pour cela, l’École d’Art Chubi Central. École dont il sortira diplômé en 1969. Sa carrière débute, néanmoins, loin du secteur qui le fera connaîtra, Hajime Sorayama étant employé dans une société de publicité.
Ce n’est que 3 ans plus tard (en 1972 donc) que Sorayama devient illustrateur indépendant. Au départ employé pour dessiner des protagonistes inspirés par l’esthétique du célèbre C-3PO de la saga Star Wars, l’artiste japonais va peu à peu développer son propre univers. Avant cette fameuse année de 1978, où Hajime Sorayama va avoir l’idée d’allier la culture Pin-up à une esthétique de science-fiction. L’alliage, novateur, rencontre un véritable succès et propulse Sorayama parmi les artistes les plus en vue de la planète.
Un succès éclectique et intemporel
L’émerveillement est planétaire. Toutes les plus grandes galeries et musées commencent à s’arracher le travail de Hajime Sorayama. Sa vision du charnel et de la sexualité intrigue autant qu’elle interroge. En effet, si aux premiers abords, ses créations peuvent faire penser à un certain fétichisme, il en est tout autre. Sorayama, à travers ses œuvres, transcende la figure de la Femme et la propulse en déesse des temps modernes. Chez l’artiste, la femme n’est plus faite de chair mais de métal chromé. Elle évolue de “simple” ‘humaine à robot, ce qui souligne un aspect immortel et inaccessible. S’ensuit alors une carrière qui, encore aujourd’hui, reste exceptionnelle, entre expositions, livres, ou bien encore, collaborations. Aujourd’hui, la liste est édifiante et suffit à prouver à quel point l’œuvre de Sorayama est devenue à la fois universelle et intemporelle :
- Il est le créateur d’œuvres conservées à la Bibliothèque du Congrès de Washington D.C. ou au MOMA (le musée d’arts modernes de New York City).
- Il est multi-récompensé en étant, entre autres, détenteur du Good Design Award.
- Il est à l’origine (avec Sony) d’AIBO, le premier chien robot commercialisé.
- Une émission de télévision spéciale consacrée à sa carrière a été montée par Playboy, tandis que le magazine Penthouse va régulièrement publier son œuvre.
- Il a participé à la direction artistique de la précollection Dior Homme automne-hiver 2019 présentée à Tokyo, à la demande du directeur artistique de la maison parisienne Kim Jones.
Pour pouvoir vivre de leur passion, les artistes doivent sans cesse jouer sur tous les fronts. Réussir à trouver un équilibre entre le personnel et le commercial est vitale, et ça, Sorayama en a bien conscience. “À cette époque, faire de l’art commercial vous permettait de gagner beaucoup plus d’exposition, alors j’ai jeté mon filet large et peu profond en termes de valeurs… Que puis-je dire ? Lorsque vous êtes jeune et que vous vous attaquez au monde, l’argent à portée de main semble plus séduisant que tout le reste.” Mais malgré sa vision quelque-peu pessimiste, il est indéniable que l’illustrateur japonais a, malgré tout, réussi à tordre le système. Sinon, comment expliquer cette carrière, aussi longue malgré des visuels très explicites ?
Il est l’un des rares artistes à pouvoir se targuer d’être à la fois plébiscité, tant par les institutions les plus prestigieuses du monde de l’Art, que par le milieu de la Haute-Couture, en passant par des publications érotiques ou une multinationale spécialisée dans les nouvelles technologies. Un cocktail étonnant (voire unique) mais qui, finalement, résume parfaitement Sorayama. Lui que n’a jamais cessé de se réinventer et qui continue, encore et toujours, de nous surprendre.
Retrouvez le travail de Hajime Sorayama sur son site et suivez-le sur son compte Instagram. Découvrez le travail du peintre suisse Hans Ruedi Giger, véritable précurseur du transhumanisme.