La gentrification c’est laid. Il n’y a pas matière à débat. Les classes aisées ont besoin d’allonger leurs jambes, et les ghettos d’hier deviennent les lupanars d’aujourd’hui. On remplace une population par une autre. Changement brutal de locataire. Exclusion, augmentation du loyer, des baux qui ne se renouvellent plus. Vous connaissez la musique.
Mais quid de la culture?
Récemment, à Paris : scandale. On a fermé la rue Dénoyez. Située dans le cœur de Belleville, 19ème arrondissement, cette rue était l’ultime enclave du Street art et de la résidence d’artiste. Les murs à disposition changeaient de couleur chaque semaine ; la peinture était toujours fraîche. Demain, c’est des logements tout neufs, tout beaux, tout propres, qui devraient s’ériger à la place. C’est un beau gâchis.
La gentrification traîne avec elle son luxe et sa propreté. On dit qu’elle détruit l’authenticité d’un quartier. Réponse : vrai ; Mais l’authenticité n’est pas toujours garante d’un vrai dynamisme culturel. Exemple : BRIXTON.
Ligne Victoria, direction Southbound, dernier arrêt. Impossible de se tromper. Situé dans le sud de Londres, à deux pas de la Tate Gallery, et de Clapham, où parcs et cafés chic pullulent, Brixton est le quartier afro-caribéens de la capitale. Prenez deux voix-ferrées qui se croisent, plantez des immeubles à moindre coûts autour et taguez les murs. C’est Brixton ça. Tous les trains du Sud de l’Angleterre doivent passer par là pour rejoindre les gares. Nelson Mandela y est venu en 69. David Bowie y est né. Van Gogh y a vécu. Sacré pédigrée non ? C’est la population pauvre la première qui y a posée ses valises, et maintenant, la jeunesse dorée vient s’y encanailler un peu. Jouer avec le feu.
Car oui, Brixton, ça sonne toujours un peu dangereux, on écoute les Clash, on se rappelle les émeutes raciales de 90 et l’attentat à la bombe de 99. Il y a vingt ans de ça, personne ne se serait osé, là-bas et spécialement à Coldharbour Lane, nommé « District of Hell » par la presse anglaise conservatrice de l’époque.
Mais aujourd’hui c’est 2015, et j’ai pu boire un bubble thé au lait de soja, en lisant le GQ magazine en terrasse, dans cette même rue où les Clash chantaient.
_Adieu ma Jamaïque_
Voilà le vrai débat. Ce n’est pas juste les pauvres qu’on fout à la porte, c’est la Jamaïque elle-même. La gentrification à Brixton est à la fois sociale et ethnique. Premier visé : les épiceries indépendantes de produit caraibéens situées sous les « arches ». Leur loyer a pris 20% ces deux dernières années juste parce qu’un Tesco a ouvert ses portes quelques mètres plus bas. La manifestion du 25 avril dernier n’y a rien changé. On a beau crier à la préservation du « vrai Brixton », le processus est inévitable.
Mais c’est quoi, bon dieu, le vrai Brixton ?
Si vous êtes en visite, culturellement, c’est tiède. Il y a le Black Cultural Archive ; bâtiment récent au succès mitigé, la Brixton Academy, salle de concert de bon calibre, l’Electric et le Plan B à la programmation électro, puis une poignée de pub comme le DogStar et le Hootananny, véritables institutions, qui ont déjà amorcé la transition en s’adaptant à une nouvelle clientèle. Des galeries d’art, des petits shops indépendants ? Oui il y en a ! Mais c’est la première vague de gentrification qui les a amené ici. Je ne peux pas les compter dans le « Vrai Brixton ». Les street artistes, comme Zabou, Parlee ou Ekon, viennent du centre de Londres ou de Shoreditch, ils taggent rapidement les murs et rentrent chez eux. Il n’y a plus de musicien du cru, en un an, je n’ai pas vu un seul concert de reggae live par des gens de Brixton. Même le concert de soutien « Brixton Fightback » affichait une programmation jeune et branchée, d’artistes londoniens pas Brixtonnien pour un sous. La marmite de Brixton ne produit plus d’artistes.
Pourtant, elle est sympa cette population Jamaïcaine. Elle boit du rhum blanc Wray and Nephew (Le sang de Brixton) et théorise sur la culture noire, avec un portrait d’Eddy Grant sur leurs chandails. Ils se serrent les coudes, ils peuvent compter les uns sur les autres. Exemple la Brixton Soup Kitchen tenue par un gars en or, Solomon Smith. Mais les bonnes intentions ne font pas tout.
Curieux, je me suis rendu à l’étage du Market House pour assister à une réunion du fameux « Brixton Reggae Club Association ». Une vingtaine de personnes d’un âge avancé, sirotaient du brandy, et se questionnaient inlassablement sur « qu’est-ce que le reggae ». La conversation a duré deux bonnes heures, jusqu’à ce que finalement un des ancêtres déclare : « Reggae music is… *silence* is Reggae music ». Tout le monde a applaudit. Réunion terminée.
Maintenant faut que je vous parle d’Adrien.
C’est un nouveau dans le quartier.
A vingt ans à peine, il viens d’ouvrir un minuscule coffee shop à Loughborough Junction, une artère encore mal famée de Brixton. Cheveux frisés, pantalon cargo, et souvent une grosse chaîne en faux or façon Flavor Flav. C’est le patron du Blue Turtle Oasis. Il se dit aussi artiste, et se vante d’avoir peint la gigantesque tortue bleue, à l’extérieur, sur son enseigne lui-même. Entre deux lattes servis au client, il descend dans sa cave, prend une large planche de bois, dessine un motif avec de la colle forte, et saupoudre le tout de café moulu. Le résultat n’est pas encore là, mais il avance. Il a loué son arrière cour à un allemand d’une trentaine d’années, qui après avoir vécu une vie de rave et de jonglerie, a décidé de se lancer, lui, dans la chaudronnerie d’art. A deux, ils forment un étrange couple. Aucun critique d’art correct n’irait saluer leurs travaux, mais qu’importe. La majorité des clients du café sont des gens issus de la gentrification.
Est ce que je suis en train d’expliquer maladroitement que la gentrification serait un bien culturel pour Brixton ? Que la culture Jamaïcaine aussi brillante et légendaire soit-elle, est devenu stérile ? Que le seul dynamisme créatif qu’on peut espérer pour ce quartier viendrait de la part de ceux qui viennent voler les logements ?
Il y a une image que j’ai en tête : c’est la gentrification qui a construit un Book Shop à Coldharbourlane, à deux pas de chez moi – J’aurais pu quitter l’Angleterre sans jamais avoir lu du Dylan Thomas.
Pardon pour la démagogie.
C’est peut-être le petit blanc aisé qui parle en moi. Peut être que je n’ai rien compris à Brixton et que sa véritable essence m’a échappé.
Peut-être que le vrai problème c’est les gens comme moi qui s’arrêtent au Market Village, marché couvert au charme incontestable, pour y acheter du pain bio, et du fromage , plutôt que de tâter de la cuisine caribéenne.
Bref, si j’ai fais honte à Brixton, j’attends qu’elle me donne tort.