En 2015, le jeune réalisateur américain Robert Eggers avait surpris tout le monde au festival Sundance avec son film The Witch, fable noire et inspirée sur l’obscurantisme religieux dans l’Amérique du XVIIème siècle. En 2019, il revenait avec The Lighthouse, une claque esthétique à l’imaginaire maritime avec Robert Pattinson et Willem Dafoe en tête d’affiche. En seulement quelques années, le jeune cinéaste de 36 ans s’est imposé comme l’un des fers de lance de sa génération. Analyse du style et des thématiques d’un réalisateur à suivre.
The Witch (2015)
Si l’on peut aisément avancer une affirmation sur le cinéma de Robert Eggers, c’est qu’il pose davantage de questions qu’il ne donne de réponses. Dés son premier film, il évoque la foi aveugle et destructrice d’une famille de colons anglais en 1630, sans jamais donner de réponses concrètes sur la source de leurs peurs. Tout le long du film, Eggers cultive cette ambiguïté : la disparition des enfants est-elle imputable à une meute de loups ? A la sorcière qui rôde dans les bois ? La fille aînée de la famille a t-elle pactisé avec le diable, exécutant quelques sacrifices au passage ? Ou sont-ce seulement les conséquences d’une psychose collective ?
Toutes ces peurs sont le fruit d’une époque qui attrait à la superstition, aux non-dits, à l’irrationnel. Dans le folklore de l’époque, le mythe de la sorcière étant souvent associé aux femmes seules et écorchées du fait de leur âge avancé. Mais il est aussi lié aux jeunes filles vierges, dont le sang coulant rappelle les tabous autour des menstruations au temps de la toute puissance religieuse. Enfin, la peur des origines, de la pulsion primaire, celle des forêts qui pullulent de démons et de monstres, le film nous les renvoie tel un miroir, comme pour nous rappeler qu’elles résultent de l’imaginaire collectif et de notre propre conception du monde.
La mise en scène est ciselée, avec des cadres composés tels des tableaux, comme cette évidente référence à La Cène lors du repas familial. Un choix de ratio d’image de 1.66:1 (un format d’image d’une largeur inférieure au format habituel 16/9). Une musique qui oscille entre crescendos de violons crispants, et choeurs de femmes dissonants, rappelant le style du cinéma de Kubrick. Un tournage en lumière naturelle, à la seule lueur des bougies et du jour ainsi que des costumes confectionnés avec les matériaux de l’époque, tout est fait pour favoriser l’immersion et impliquer le spectateur dans une timelapse et une ambiance particulière.
The Lighthouse (2019)
Pour son deuxième film, Eggers confirme ses obsessions pour le surnaturel et ses fondements, mais pousse le « délire » plus loin. En fait, The Lighthouse lorgne plus du côté de la psychanalyse que de l’analyse sociétale (Eggers s’est dit influencé par les travaux de Carl Jung et Sigmund Freud). L’histoire se situe dans le dernier tiers du XIXe siècle aux États-Unis, lorsque deux gardiens de phare viennent relever l’équipe précédente sur un îlot éloigné de la Nouvelle-Angleterre. Persuadé que son supérieur lui cache quelque chose, le plus jeune des deux marins cherche à accéder à la lampe du phare, que son collègue se réserve le droit d’approcher.
Plus conceptuel et abstrait, ce deuxième film va plus loin dans le bestiaire horrifique. Les hallucinations du jeune gardien sont aussi Lovecraftiennes que mythologiques. Si l’on soupçonne les deux hommes de souffrir de solitude et d’être pris de folie, on ne sait jamais si ce qui se passe à l’écran existe dans la diégèse du film ou s’il s’agit d’une perception propre à l’un des personnages. Accompagné de son chef opérateur Jarin Blaschke, Eggers joue avec les focales, le cadrage et tous les médiums à sa disposition pour troubler notre vision du métrage, et s’efforce d’empêcher nos tentatives de mettre la main sur la vérité du film, comme si elle n’existait pas.
Retour à un cinéma essentiel
Ce qui est troublant dans l’œuvre de ce cinéaste, c’est que nous nageons sans cesse en pleine intangibilité. Ces films ne dissocient nullement le réel de l’imaginaire, nous plongeant au même niveau d’incompréhension que les personnages devant les évènements surréalistes dont ils sont témoins. Le paradoxe étant que pour réussir cet effet, le cinéaste adopte une forme de réalisme documentaire, comme pour mieux dénoncer les fondements de ce monde irrationnel. Ce faisant, il revient à l’essence même du cinéma, c’est-à-dire l’illusion d’un spectacle d’images en mouvement. Piégé dans un film qui retourne notre conception de la réalité, sans jamais pouvoir distinguer le réel de l’irréel, nous sommes sans réponses face à l’ineffable, le monstrueux, l’illusoire. Ainsi, nous ressortons de ces films avec plus de questions que de réponses, pris de vertige devant les profondeurs abyssales du subconscient humain.