Très différents mais réunis par l’art, Thomas Guillemet et Laurent Lacotte signent leur première exposition ensemble, à la galerie The Window dans le 10ème arrondissement de Paris.
Invités par la commissaire Indira Béraud, les deux artistes proposent leur vision sur la relation entre l’Homme et la machine aujourd’hui, et enquêtent sur les réponses aux systématiques d’oppression. Une exploration du cyberespace, qui se prolonge jusque dans l’espace public.
Thomas est un ancien des Arts Décoratifs de Paris, et Laurent est passé par l’école d’Art Supérieure de Perpignan. Ils se sont rencontrés à la villa Arson, centre national d’art contemporain à Nice, mais n’ont été amenés à travailler ensemble que plus tard.
Big Brother is watching you
Suggérée par la commissaire Indira Béraud, l’association de Laurent Lacotte et Thomas Guillemet avait pour but de confronter deux pratiques. Ils se réunissent autour d’un médium : l’affiche. S’inspirant mutuellement, de part leurs différences et leur complémentarité, ils mettent en place un projet conduit par la surveillance dans l’espace public.
En pleine crise des gilets-jaunes, les artistes imaginent une caméra à reconnaissance faciale (comme celles utilisées par la police dans les manifestions) qu’ils déprogramment pour lui faire lire les émotions des passants. Cette caméra permet de reconnaître cinq émotions humaines : neutre, surprise, colère, tristesse et joie. Ces émotions sont associées à des champs lexicaux repris des discours politiques, et le système, couplé à un pipotron servant à faire du remplissage de page, construit des phrases creuses selon les émotions détectées chez les individus. Les phrases sont correctes grammaticalement, et semblent intelligentes, mais ne veulent en réalité rien dire. Une critique ouverte aux discours politiques actuels.
L’élaboration du champ lexical a été réalisé par les artistes, de concert avec la commissaire de l’exposition, ce qui pose une vraie question sur la place du commissaire dans l’art, qui peut influencer ou s’effacer totalement.
La caméra, tournée vers la rue, pose une autre vraie question : celle de la surveillance. La galerie est située près d’un lieu de deal, ce qui pourrait poser problème pour les gens qui passent devant et ne veulent pas être reconnus. Mais les données ne sont pas enregistrées, et l’utilisation de la reconnaissance faciale s’oppose à sa pratique première de sur-flicage, comme en Chine où les gens peuvent “perdre des points” s’ils traversent au feu rouge ou jettent un papier par terre. “On a expliqué le projet aux habitants du quartier et aux dealers. C’est un sujet qui parle à tout le monde, et qu’ils ont compris. Maintenant certains dealers défendent le projet entre eux”. L’œuvre ne se résume donc pas en une cible ; en parlant du réel, les artistes ont dépassé le sérail artistique.
La rue comme vitrine, et comme juge
Quand on porte son travail jusque dans la rue, l’œuvre finale ne nous appartient pas, elle est la propriété des gens qui passent devant, et des habitants du quartier. Afficher en extérieur c’est s’exposer aux jugements de l’espace public, qui appartient à tout le monde et personne à la fois. La rue est le véritable critique, elle a le droit de vie ou de mort sur l’art qui se confronte à ses murs.
Laurent Lacotte est un habitué de cet art, qu’il pratique depuis cinq ans partout en Europe. Il connait les endroits propices pour l’affichage, comme des coins de rues ou des murs déjà recouverts d’affiches. Il entraîne son partenaire, plus frileux à l’idée d’exposer dans la rue, et ensemble ils arpentent la capitale munis de bouteilles de colle et de petites brosses. Les deux artistes travaillent de jour, sans se cacher, même si cette pratique -généralement tolérée- reste illégale en France (contrairement à d’autres pays, comme au Liban).
Les affiches sont simples, et neutres, une esthétique déjà utilisée par Laurent Lacotte dans ses précédents travaux. Elles offrent une zone de respiration dans la surenchère de posters en zone urbaine. Pour la typographie, l’utilisation de la police Arial faisait sens, de par son universalité et son côté presque anonyme, liés à sa sur-utilisation. Les mots sont découpés de manière réfléchie, les césures changent le texte et rythment la lecture. En ne laissant pas ces coupures se générer automatiquement, les artistes gardent une certaine paternité sur cet aspect du projet.
L’accueil a été généralement positif, à l’exception de quelques détracteurs qui considèrent le street art comme du vandalisme. “S’ils nous posaient des questions, ils comprendraient le projet”. Mais si elles plaisent ou qu’elles dérangent, ces affiches posent surtout des questions. “C’est amusant de voir le temps de réaction de gens, qui lisent et relisent les affiches et se demandent s’ils sont bêtes, alors qu’il n’y a rien à comprendre”.
Pour vivre heureux, vivons cachés
Cette contre-surveillance se traduit aussi par des masques, sortes de totems de liberté, créés par Thomas Guillemet avec des matériaux de récupération. Les masques (réalisés ici avec des masques de base-ball dessoudés, des vis, du rembourrage de peluche, et autres objets de quincaillerie) servent à se protéger de la violence et voiler son identité. “Ce sont des masques accessibles, comme quand les manifestants prennent ce qu’ils ont sous la main pour se protéger et se cacher”. Ils effraient par leur côté presque BDSM, mais fascinent; et au milieu de cette logorrhée d’affiches, ils font symbole de résistance.
“Il est urgent que le pro_grès pro_gramme”, galerie The Window, jusqu’au 28 juin 2019.