Vanessa Barragão est une artiste spécialiste du textile qui utilise cette matière peu commune pour réaliser des œuvres durables et mettant en évidence les enjeux écologiques auxquels nous sommes confronté∙es. Elle interroge également les liens entre art et artisanat, et entre contemporanéité et tradition.

Un parcours artistique et personnel sous-tendu par l’écologie
L’artiste naît près de l’océan à Albufeira (Portugal), où elle revient vivre en 2020 pour créer son studio dans la ville qui l’a vue grandir, et où elle a sa famille. Entre-temps, elle part étudier le design de mode à Lisbonne pendant cinq ans, au cours desquels elle prend davantage conscience des problématiques climatiques et du consumérisme, et cherche à être plus respectueuse de l’environnement dans sa vie personnelle.


Cela l’amène à la fin de ses études à choisir la voie de l’artisanat ancestral et du fait main, plutôt que de la mode. Vanessa Barragão possède un savoir-faire textile impressionnant, hérité des traditions artisanales desquelles elle se revendique, et faisait déjà du crochet et du dessin lorsqu’elle était enfant.
Troubler les frontières entre art et artisanat
Une séparation qui ne va pas de soi
La distinction qui sépare l’art de l’artisanat émerge progressivement dans l’Histoire et s’affirme à la Renaissance à travers la différenciation entre arts mécaniques (artisanat) et arts libéraux (art). C’est Kant en particulier qui souligne au XVIIIe siècle cette opposition en convoquant la notion de « jeu » (Critique de la Faculté de Juger, §43) en en soutenant que l’artisanat a trait à l’utilité, à l’intérêt pratique, tandis que l’art est une activité gratuite, faite pour elle-même et désintéressée.
Cependant, les deux notions s’entremêlent en réalité souvent dans des œuvres qu’il est compliqué de classer d’un côté ou de l’autre. L’exemple type de l’incertitude qui plane encore sur certaines créations est celui de la salière de Cellini, objet artisanal car servant à contenir le sel, mais artistique car manifestement sur-orné pour l’usage qu’il en est fait.

Si Cellini semble donc rendre artistique un objet artisanal, Vanessa Barragao fait l’inverse, et rend artisanal un objet artistique, et fait donc peut-être aussi partie de ces artistes-artisans. En effet, elle utilise des techniques habituellement du côté de l’artisanat (crochet, arts textiles) à des fins artistiques (objets réalisés a priori pour la contemplation et non pour un usage physique), et qui plus est qui expose dans des lieux artistiques.

Elle interroge les liens qui unissent ces deux notions, qui n’ont pas toujours été distinguées l’une de l’autre dans l’Histoire, et qui aujourd’hui se fondent en réalité de plus en plus. La part purement créative et esthétique du travail des artisans est mieux reconnue, tandis que le savoir-faire nécessaire aux artistes est davantage considéré, ce qui entraîne des œuvres affirmant ouvertement leur ambivalence, entre art et artisanat – opposition qui ne serait donc pas toujours si pertinente que cela.

Le caractère ambigu des œuvres textiles
C’est le sociologue de l’art Howard Becker qui évoque également dans Les mondes de l’art cette indécision flottant autour du statut artistique de certaines pièces. Il montre que la qualification d’ « artistique » n’a pas seulement à voir avec l’œuvre elle-même mais également avec celui ou celle qui l’a réalisée, s’iel correspond à l’image qu’on se fait d’un∙e artiste, et si la technique est perçue comme artistique.
Il prend justement un exemple de production textile, en parlant des quilts conçus par les femmes pour un usage domestique, qui n’étaient pas considérés comme artistiques mais bien artisanaux malgré leurs qualités esthétiques indéniables. Cela peut faire écho au travail actuel de Vanessa Barragão, ainsi qu’à d’autres artistes textiles contemporain∙es comme Megan Zaniewski, qui utilise la broderie pour créer des pièces rendant hommage à la nature.

Le lien entre artisanat et écologie
La revendication par Vanessa Barragão de son héritage artisanal pour ses œuvres d’art est étroitement liée à sa démarche écologique. En effet, loin de s’inscrire dans une production textile industrielle, de la fast fashion, de la surconsommation, l’artiste puise dans la tradition du fait main et la remet au goût du jour.
Cela va de pair avec les tendances écologiques actuelles qui prônent un retour à un mode de vie plus lent et en harmonie avec la nature, en s’inspirant de certains comportements du passé. Cela serait une manière de renouveler notre rapport à la matière en apprenant à la réutiliser.
Le rôle de l’artiste aujourd’hui
Promouvoir un art en phase avec l’environnement
Vanessa Barragão considère avoir un rôle à jouer en tant qu’artiste dans la prise de conscience de l’importance de l’écologie et des comportements respectueux de l’environnement. Cependant, elle insiste aussi sur la nécessité d’aborder ces problématiques avec espoir, comme elle le dit sur son site internet. Son engagement se voit à deux niveaux : d’une part, dans son processus artistique lui-même, puisqu’elle crée à partir de matériaux issus des gâchis de l’industrie du textile, qu’elle récupère ou recycle.

Le caractère central du recyclage dans ses œuvres se voit même dans le nom de sa dernière série, Afterlife. En effet, c’est véritablement une seconde vie qu’elle offre à ces morceaux de textile abandonnés par leurs usagers ou les entreprises. Cette vision de la matière témoigne de la note d’espoir que l’artiste dit vouloir faire naître dans ses œuvres. Cela tend aussi vers une représentation de la vie des objets non pas linéaire et finie mais cyclique et donc infinie.

Représenter artistiquement l’environnement
D’autre part, son engagement se constate dans les sujets mêmes de ses œuvres. Comme les titres de ses collections l’indiquent (Bleached Coral, Coral Garden, Living Coral…), l’artiste représente l’environnement dans toute sa beauté mais aussi sa fragilité, en réalisant des œuvres qui balancent entre immensité et légèreté du fait de la nature aérienne de nombreuses d’entre elles (comme pour Afterlife II).

Vanessa Barragão s’intéresse notamment aux espèces en danger, et les barrières de corail sont l’un de ses sujets de prédilection. Elle crée aussi des œuvres rappelant les forêts, les fleurs, les arbres, pour Primavera ou sa série Afterlife, par exemple. Ses œuvres oscillent entre figuration et abstraction, et mettent à l’honneur tant ce qui est représenté que la matière avec laquelle cela est fait, ce qui dans tous les cas fait donc signe vers un renouvellement de notre rapport à l’écologie et à notre environnement.
