Claire Luxton est poétesse, photographe et modèle de ses propres photographies, par lesquelles elle efface les frontières entre les arts et interroge l’intériorité du sujet féminin. Mettant toujours la femme à l’honneur dans ses autoportraits vibrants de couleur et de lumière, l’artiste met aussi en évidence sa relation à la nature en invitant celle-ci à s’y produire régulièrement.
En réalisant des œuvres qui conjuguent beauté, technique et réflexion conceptuelle, Claire Luxton brouille la limite séparant la photographie de la peinture, les beaux-arts de l’art contemporain, et même l’image du texte, sa poésie occupant une place conséquente dans son œuvre. L’artiste se met en scène pour explorer sa propre intériorité, questionner la féminité telle qu’elle est construite par la société et telle qu’elle la vit, et prôner l’amour de soi à travers un female gaze revivifiant.
L’artiste
Née et vivant actuellement en Angleterre, Claire Luxton expose à Londres comme à Singapour ou à Paris. Elle répond à de nombreuses commandes à travers le monde, pour l’Occitane, Hendricks Gin ou encore pour Westminster Forum des Halles. Cependant, cela ne constitue qu’une partie de son travail, puisque l’artiste crée aussi librement à côté.
Travaillant dans un studio situé dans un environnement rural en East Sussex, elle puise dans la nature qui l’entoure et emplit ses œuvres d’éléments floraux, végétaux, d’animaux ou encore d’insectes. En plus de ses photographies, elle réalise des installations immersives (comme au Westfield Forum des Halles à Paris en 2022) ou des muraux (comme pour Elegance of Wordliness pour l’hôtel Intercontinental à Londres en 2021), qui reprennent ses motifs de prédilection.
Claire Luxton s’est d’abord fait connaître avec ses plans resserrés sur des yeux, des visages, des bouches, tels que You Give Me Butterflies (2018). Elle s’affirme aujourd’hui de plus en plus comme à la fois artiste et modèle, créatrice et sujet de création. Cela lui permet de faire de l’art une voie d’introspection comme d’exploration plus générale des femmes notamment, en empruntant plusieurs visages.
Une « contemporary fine artist »
Revendiquer des influences passées pour un style actuel
Se définissant comme une « contemporary fine artist », c’est-à-dire une artiste contemporaine des beaux-arts, Claire Luxton crée des œuvres qu’on aurait presque envie d’appeler tableaux, qui rappellent celles des maîtres passés par les codes qu’elle leur emprunte ; goût pour le portrait, fonds unis souvent sombres, modèles de trois-quarts, qui ne sourient pas, peau très lisse…
Elle fait également du beau l’un des enjeux majeurs de son travail, alors même que cette notion est aujourd’hui contestée. En effet, l’art contemporain remet en cause l’évidence passée entre l’art et le beau, en préférant notamment à celui-ci l’étonnement. L’art « seulement » beau devient presque décrié par certain∙es qui y voient un aspect facile, et un manque conceptuel – donc un manque artistique.
Et pourtant, Claire Luxton réintroduit cette notion dans la photographie, élevant cet art au rang des beaux-arts – si ce n’était pas encore fait. En cela elle rapproche son travail de la peinture – précisons que c’est aussi un médium qu’elle connaît et qu’elle utilisait il y a quelques années – en s’inspirant des portraits, des jeux de lumière des peintres de la Renaissance jusqu’au XVIIe, tels que Raffaello Sanzio (avec par exemple Portrait de Jeune Femme), Michel-Ange, Rembrandt, Botticelli ou encore Le Caravage.
Un rapprochement avec ces deux derniers semble d’autant plus pertinent que Claire Luxton montre être une connaisseuse du travail du Caravage sur Instagram, et qu’elle revendique son inspiration botticellienne pour sa série Natural Renaissance de 2022 (voir plus haut et ci-dessous). Celle-ci lui permet d’ailleurs de souligner explicitement l’influence de la peinture de la Renaissance dans son travail, grâce à ces neuf portraits où elle pose aux côtés d’autres femmes dans des vêtements aux allures d’antan. La série témoigne également de son intérêt pour l’incorporation d’éléments naturels dans ses œuvres.
Une artiste féministe
Montrer l’intériorité des femmes
Cette série témoigne également de ses préoccupations féministes, puisqu’en citant le nom des modèles ayant posé pour les photographies, Claire Luxton cite également leur poste dans la société ; patronne, entrepreneuse, activiste, investisseuse, PDG, actrice, artiste… C’est une manière de rendre hommage à ces femmes, et de montrer que modèle ne signifie pas passivité ou esthétisme vide, que les femmes ne se réduisent pas à leur beauté mais sont aussi intelligentes, actives et créatives.
Le caractère créatif des femmes est un sujet récurrent dans ses œuvres, sans doute favorisé par sa propre activité d’artiste. Claire Luxton réalise des photographies nous ouvrant vers l’imaginaire, vers la création, avec notamment Head in the Clouds ou encore Moth to a Flame. Cette dernière œuvre est l’occasion pour l’artiste d’incorporer les éléments naturels qui lui tiennent à cœur à travers des insectes souvent associés au féminin pour leur beauté et leur fragilité : les papillons. Cependant, elle dépasse ce topos par l’introduction d’une ampoule faisant signe vers les idées, vers l’intelligence, et rappelant que tout comme les papillons sont attirés par la lumière, les femmes sont du côté de l’esprit.
Forces et fragilités féminines
L’artiste interroge dans ses œuvres la force et la fragilité féminines, et crée donc un dialogue entre la féminité construite et acquise, et la féminité vécue – ou plutôt, l’expérience des femmes. C’est Simone de Beauvoir qui postulait le caractère factice de cette notion d’essence féminine qui serait propre aux femmes, avec « on ne naît pas femme, on le devient » dans Le deuxième sexe. Claire Luxton questionne justement cette féminité intérieure dans Unravel (2023).
Elle accompagne cette œuvre d’un poème, qui fait signe vers la recherche de l’intériorité féminine par un fil (« thread ») qu’il faut tirer pour découvrir qui se cache sous cette figure de femme. L’artiste nous amène donc à réfléchir sur le féminin comme une façade, tissé selon les injonctions de la société, et qu’il faut « dénouer » (« unravel »). Un dévoilement que cherchent peut-être à réaliser ses autres travaux, qui associent également image et texte avec Courage ou Majesty par exemple, ces quelques mots éclairant d’un coup le visage que l’on aperçoit. Il y a donc également l’idée d’interroger la relation entre le corps et l’esprit, l’extérieur et l’intérieur.
Poème "Unravel": i have always picked at that thread you know the one the one that no one saw but me the Perfection that became an imperfection a thread a tiny thread that held it all together picked scratched pulled itched until it became something to notice a big f*****g sign “look here at my soul” just pull and I will unravel
Unravel explore le « féminin » au prisme des stéréotypes qui pèsent sur les femmes, notamment avec la couleur blanche qui symbolise la pureté, la virginité ou encore la douceur. Mais avec la pointe acérée de l’aiguille, ainsi que le dit l’artiste, et qui rappelle les pics du hérisson posé sur son épaule, la femme représentée devient non plus douce mais blessante.
La symbolique du hérisson est forte et déjoue le topos de la femme-rose pour lui préférer un nouvel emblème naturel, non plus végétal mais animal, ce qui participe peut-être d’autant plus de sa puissance : la rose devient le hérisson. La réflexion reste similaire cependant, puisque l’idée est de montrer que si même la femme est belle, elle a des épines ; que la douceur qu’on lui prête n’efface pas sa force, et qu’il ne faut pas si tromper, au risque de s’y piquer.
Le fait de convoquer le motif de l’aiguille est également lourd de symboles puisqu’il renvoie à l’activité de couture, historiquement dévolue aux femmes, qui connote également la patience, la minutie, le travail domestique. Claire Luxton renverse ces préjugés en emmêlant le fil et en attirant notre attention sur l’aiguille.
Femmes et fleurs
Ce refus de reprendre le motif topique de la femme-rose ne veut cependant pas dire que Claire Luxton rejette en bloc toutes les symboliques traditionnellement associées aux femmes ; les fleurs prennent une part importante dans son travail, comme en témoignent Kindness, They Love Me. The Love Me Not., The Nap… Cependant, ces fleurs ne sont pas là au hasard : dans The Nap par exemple, Claire Luxton souligne l’objectification des femmes, ainsi que le poème accolé à la photographie peut le suggérer : « she was now the/object/part of the furniture ».
Cet intérêt pour les fleurs dans ses photographies peut également se justifier d’un point de vue esthétique ; mais même là, le travail de Claire Luxton semble s’enrichir d’une filiation artistique possible avec Frida Kahlo. En effet, comme elle, elle pratique l’art de l’autoportrait, se met régulièrement en scène avec des fleurs, crée des compositions colorées…
Des références féminines importantes
Claire Luxton réalise régulièrement des œuvres en référence à des femmes, comme en témoigne Majesty, qui n’est autre qu’un hommage à la reine d’Angleterre Elizabeth II, décédée en 2022. C’est également le cas de The First Bite (2022) qui renvoie à Eve, et pour laquelle l’artiste évoque de nouveau son inspiration botticellienne, ainsi que symboliste. L’autoportrait qu’elle avait réalisé pour la série Natural Renaissance pouvait également faire écho à cette tradition biblique, l’artiste tenant également une pomme.
L’artiste se réapproprie le mythe en montrant une Eve qui nous regarde droit dans les yeux, un filet de sang sur la bouche que l’on imagine avoir été causé par la lame de rasoir qui sort de la pomme, et qui participe à moderniser le mythe. Peut-être la photographie peut-elle également nous rappeler le mythe de Blanche-Neige, avec la symbolique de la pomme mais aussi avec ce contraste saisissant créé par le rouge du sang, le blanc de la pomme et le noir du scarabée – auxquels s’ajoute le gris verdâtre aux accents effrayants de la peau.
On remarque que la nature reste toujours très présente dans les œuvres de Luxton, et que le serpent est remplacé par un insecte : le scarabée. Celui-ci a une tout autre connotation, et représente la renaissance, la royauté, la félicité, selon les croyances d’Egypte antique.
Poétesse visuelle
La lecture biblique de The First bite est facilitée par le titre de l’œuvre, qui témoigne du dialogue constant établi par Claire Luxton entre ses photographies, leur titre et les poèmes qui les accompagnent. Son œuvre est un véritable entremêlement de mille formes artistiques, et ses photographies sont aussi poétiques que ses poésies sont photographiques : le texte envahit les images (pour They Love Me. They Love Me Not ou Courage par exemple) et les images émergent dans l’esprit de celui ou celle qui lit le poème (comme pour Winters Breath avec des figures très imagées : « we see the/fissures in the sky »). L’image et le texte se répondent l’un l’autre, et s’approfondissent réciproquement.
L’amour de soi
L’œuvre They Love Me. They Love Me Not témoigne d’un autre thème important chez Claire Luxton qu’est l’amour de soi, comme l’indique l’inscription sur sa joue, « I Love Me ». L’artiste développe également cette idée pour The Dove & The Rose, qui n’est autre « qu’une lettre d’amour à moi-même », ainsi qu’elle la présente.
Dans cette œuvre également Claire Luxton sollicite des symboles forts que sont les roses, la colombe, la blancheur de la peau. Cependant, par le rougissement des ailes de l’oiseau, de ses cheveux, de sa peau, de ses yeux et du sang qui coule de sa bouche, l’artiste indique également la difficulté du chemin qui mène à l’amour de soi.
L’art du montage
Claire Luxton est experte des logiciels de montage photo, et le moment qui suit la prise photographique n’est pas tant celui de « retouches » que de véritable création. Il constitue une étape cruciale dans son processus artistique, dont elle nous dévoile ouvertement les différentes étapes ; c’est peut-être là que son imagination peut le plus se déployer. Elle fait même des avancées de l’Intelligence Artificielle dans le champ artistique une force, alors qu’elles sont inquiétantes pour beaucoup de créateur∙ices, et montre comment l’utilisation de certains outils peut être intéressante pour les artistes.
Le maquillage est une autre phase essentielle dans sa création, qu’il s’agisse de se recouvrir entièrement d’une peinture colorée, de créer des motifs complexes sur son visage (ex : pour Rebel Rebel en référence à David Bowie, 2022), ou de faire ressortir certains traits par quelques touches de blush ou d’highlighter. L’étape du maquillage se confond parfois également avec celle de la reprise numérique de la photographie, puisqu’on la voit parfaire les couleurs, en rajouter, les modifier sur son ordinateur.
Ses œuvres se caractérisent aussi par leur côté très net, lisse et lumineux qui participe à brouiller les frontières entre la photographie et la peinture. C’est aussi quelque chose qui les distingue des tableaux des siècles passés évoqués plus haut, Claire Luxton n’hésitant pas à mettre des touches de lumière plus nombreuses et plus assumées.
1 commentaire
Sol
Je n’ai jamais lu un article aussi complet et intéressant sur une artiste.Bravo.A suivre
Odile de Lyoncanet