l'île des morts, oeuvre mythique de l'artiste peintre arnold bocklin

Arnold Böcklin, retour sur le peintre de l’île des morts

Image d'avatar de Clarisse ChareilleClarisse Chareille - Le 8 février 2022

À travers ses œuvres fantasmagoriques, Arnold Böcklin fascine et obsède. Son tableau L’île des Morts inspire encore aujourd’hui de nombreux artistes.

autoportrait à la mort violoncelliste et angelika gardée par un dragon, tableaux de l'artiste arnold bocklin.
le premier est l'artiste avec un squelette derrière lui, le deuxième est une jeune femme capturée par un dragon
Autoportait à la mort violoncelliste (1872) / Angelika gardée par un dragon (1880)

Un peintre entre le romantisme et le symbolisme

Né à Bâle en 1827, celui qui fut salué comme un « artiste génial et ironique » (selon Giorgio De Chirico, Salvador Dali et Max Ernst) s’est illustré dans l’art pictural. Après des études à l’académie des Beaux Arts de Düsseldorf de 1845 à 1847, le jeune peintre s’établit à Rome ou il épouse Angela Pascucci

Alors qu’à ses débuts l’artiste peignait des tableaux semblables au mouvement romantique, son style s’affirme peu à peu et vient se charger de thématiques qui feront par la suite partie intégrante de son art. Les paysages aux couleurs douces et mélancoliques laissent alors la place aux dragons, sirènes et autres créatures de tout genre.

arnold bocklin peint des ruines de chateau dans une nuit ou l'on discerne un cavalier
Ruines (1849)
à côté de la mer déchainée se tient une villa italienne, au premier plan une femme contemple, pensive
Villa à la mer (1878)

Cependant, l’artiste oscille dans la plus grande partie de ses œuvres entre deux mouvements, sans jamais se laisser définir par un seul de ces courants artistiques. On retrouve alors le caractère émotionnel, sensible et l’imagination suscitée par l’œuvre propres au romantisme. Ses compositions romantiques, le peintre les enrichit d’objet et de créatures métaphoriques, il incorpore des éléments abstraits et mystérieux et évoque sans pour autant démontrer, ce qui le place alors parmi les plus grandes figures du symbolisme.

au milieu de la mer, sur un rocher et par une mer agitée, de nombreuses sirènes jouent dans les vagues
Sirènes qui jouent (1886)

La mythologie, source d’inspiration inestimable

Lorsqu’il peint, Arnold Böcklin dresse un monde. Il ne se contente pas d’esquisser quelconque décor et d’y placer des sujets de manière hasardeuse, tout est porteur de sens dans son art. Et surtout, il laisse libre cours au spectateur d’interpréter ce qu’il perçoit tel qu’il le ressent. C’est bien celui qui observe qui choisit ce qu’il veut voir, selon ce que le tableau peut provoquer en lui. 

Dans de nombreuses œuvres, le peintre choisit d’y représenter des créatures mythiques ou quelques autres personnage issu de l’imaginaire collectif, communément appelé « mythologie ». Sirènes, dragons, anges, faunes, gorgone ou encore centaures, Arnold Böcklin les incorpore dans ses peintures de manière si fidèle qu’il réussit à leur procurer une émotion propre à chacun. Ils vivent au-delà des frontières de la toile, si bien que cette dernière ne sert que de cadre temporel d’un instantané, d’une tranche de l’histoire que Böcklin souhaite nous conter.

Le mouvement y est crucial, les personnages s’attèlent à leurs occupations tandis que le spectateur a l’honneur de pouvoir les observer un court instant à travers les toiles du peintre.

au milieu de roseaux, à l'abri de tous regard, un faune joue d'un instrument
Pan parmi les roseaux (1859)

En exécutant une œuvre, il faut mettre en correspondance l’expression des figures avec celle de l’environnement ainsi que l’une est l’équivalent de l’autre.

Arnold Böcklin

Cet attachement à la nature, Arnold Böcklin le conservera tout au long de ses créations. Les protagonistes de ses œuvres s’y intègrent avec merveille, s’y fondent et savent en saisir la beauté. Avec une maîtrise de la lumière dans toutes ses déclinaisons, les mers, forêts et diverses montagnes évoluent au fil des saisons et du temps.

ce tableau d'arnold bocklin montre des femmes jouer dans les vagues qui se font embeter par des tritons, l'une d'elles semble inquiète
Jouer dans les vagues (1883)

Une esthétique morbide

Au-delà des mythes romantisés sous le coup de pinceau de Böcklin, les représentations de la mort et du deuil fleurissent dans son art. Jamais frontalement, l’artiste confronte ses craintes et ses peurs, dans sa démarche de compréhension et de réflexion, il invite le spectateur à questionner le réel et ce qui viendra après. Sous quelle forme se présente l’au-delà qui nous accueille une fois le monde physique quitté pour de bon ? S’agit-il d’un squelette violoncelliste qui vient nous narguer au creux de l’oreille, comme l’autoportrait peint par l’artiste en 1872 ?

Dans cette toile, l’artiste, pinceau dans une main et palette dans l’autre, côtoie la mort au plus près de sa personne. Celle-ci s’amuse de lui et lui joue une mélodie qui semble le perturber. Pourtant, il semble serein et plutôt à l’aise aux côtés de cette faucheuse morbide.

deux autoportraits du peintre symbolique, l'un vu précédemment avec la mort violoncelliste, et l'autre dans son studio
Autoportrait à la mort violoncelliste (1872) / Autoportrait au studio (1893)

Il apparaîtra quelques années plus tard dans un autre autoportrait, dans son studio, en 1893. Désormais seul, il ne se trouve plus qu’avec ses pinceaux et sa palette devant une toile à peine commencée. Même si cette faucheuse musicienne n’est plus à ses côtés, le peintre regarde derrière la toile, comme s’il avait été habitué à cette présence intrusive et qu’il se trouvait à présent étonné qu’elle ne soit plus là. Serait-ce une maturité de la part du peintre, qui se trouve désormais face à une résilience, une acceptation du deuil ?

à gauche, un tableau sinistre du peintre, une faucheuse chevauche un dragon et tue sur son passage.
à droite, des cavaliers mortels survolent la ville incendiée de leur monture démoniaque
La Peste (1898) / Guerre (1896)

La personnalisation de la mort

Les figures squelettiques reviennent dans de nombreuses toiles, comme cette œuvre cauchemardesque qu’est celle qu’il a peinte en 1896, intitulée sobrement « Guerre ». Survolant une ville dépeuplée de toute forme de vie, quatre cavaliers chevauchent des montures habitées, se confondant avec le nuage de fumée qui provient de la combustion de la ville. L’un des cavaliers brandit des torches de flammes, peut-être est-il à l’origine de l’incendie qui se trouve à leurs pieds. L’autre au regard austère est semblable à un viking, juste à côté d’un cavalier à l’expression figée dans le temps, les yeux ébahis et la bouche grande ouverte comme dans un cri de guerre, armé d’une épée. Le dernier, enfin, n’est qu’un squelette vêtu d’une toge, qui regarde la scène se dérouler. La mort accompagne la guerre et la destruction.

La Peste, peinte quelques années après en 1898, présente une faucheuse armée de sa faux, chevauchant à l’envers un dragon dans des rues ravagées par ce qu’on imagine être la maladie. 

comparaison du tableau vu précedemment (la peste) face à une carte de tarot : la mort. Sur la carte de tarot, la mort chevauche sa monture et fauche ceux sur son passage
La Peste (1898) / XIII La Mort (tarot Rider-Waite)

La Mort, la Tour et le Monde

Les toiles aux visions destructrices d’Arnold Böcklin rappellent des mauvais présages, semblables à des cartes de tarot divinatoire. La Mort présentée par Böcklin dans son tableau intitulé la Peste est comparable à la Mort du tarot de Marseille, chevauchant sa monture et fauchant tout ce qui se trouve sur son passage. Cette carte est cependant associée à un renouveau, à une évolution radicale certes, mais qui permet de changer de cycle. 

à gauche, une chapelle détruite au milieu de la mer déchaînée
à droite, la carte de tarot la tour, ou une tour est frappée par la foudre et se désagrège
La Chapelle (1898) / XVI La Tour (tarot de Rider-Waite)

L’œuvre La Chapelle, peinte la même année que La Peste, présente une bâtisse détruite au milieu d’une mer déchaînée, l’ambiance est menaçante et énigmatique, les cyprès pouvant être interprétés comme symboliques de la mort. Cette peinture rappelle quant à elle la carte de La Tour, ou Maison-Dieu, qui annonce une catastrophe. Souvent associée à un évènement brutal qui vient tout chambouler dans la vie de ceux qui la tirent, cette carte dégage une atmosphère semblable au tableau de Böcklin. 

à gauche, une venus au milieu de la mer, entourée d'anges et vêtue d'un voile 
à droite, la carte de tarot le monde, ou une femme vêtue d'un voile est également entourée d'ange
Venus Anadyomene (1872) / XXI Le Monde (tarot de Rider-Waite)

Enfin, pour citer un dernier exemple, parlons du tableau Venus Anadyomene peint en 1872. S’éloignant de toute atmosphère pesante auparavant évoquée, cette toile présente une Vénus apaisée, pure et douce, qui se tient au milieu de l’océan sur une créature marine. Entourée de figures angéliques, elle reçoit en offrande une couronne de fleur, et s’entoure pudiquement d’un voile délicat. Ce tableau rappelle la carte du Monde, où une figure féminine se tient au centre d’une couronne végétale, en osmose avec son environnement. C’est une carte qui annonce une paix intérieure, une harmonie, une osmose palpable : c’est l’une des meilleures cartes que l’on peut tirer au tarot, elle porte un message d’apaisement et d’union avec la nature et l’environnement de la personne. 

Entre violence et érotisme, Böcklin offre des peintures riches de significations et de métaphores, mais surtout : l’artiste laisse libre cours à l’imagination du spectateur pour interpréter chacune de ses œuvres comme il le souhaite. Les figures mythiques facilitent une interprétation mystique, voire divinatoire de ses toiles, comme énoncé précédemment, mais ce n’est en aucun cas une interprétation universelle. 

tableau de l'artiste qui présente une femme vêtue d'un bonnet phrygien qui tient une branche dans une main et un aigle sur l'autre, assise sur un rocher au milieu des nuages
La liberté (1891)

Un tableau doit raconter une histoire, amener le spectateur à penser à une poésie et lui laisser l’impression d’un morceau de musique.

Arnold Böcklin

La musique dont parle le peintre, c’est celle de l’intuition du spectateur. Ce qui fait la grandeur d’un tel artiste, c’est de suggérer autant qu’il ne montre.

L’île des morts

Arnold Böcklin, comme vu précédemment, est un artiste complet et complexe, jouant avec différents styles et mouvements et provoquant l’imaginaire du spectateur. Mais il y a l’une de ses créations qui fascine encore aujourd’hui, qui questionne et qui constitue le chef-d’œuvre de sa vie. L’île des morts est une série de 5 tableaux, peints entre 1880 et 1886.

Cette œuvre, devenue mythique à l’instar des créatures mythologiques qu’il pouvait peindre, est un mystère à elle toute seule. La toile représente une île mystérieuse dans la pénombre du coucher ou du lever de soleil, peuplée de cyprès et dont les cavités rocheuses abritent la mort. Avançant vers l’île, un passeur (qui pourrait être le passeur d’âme Charon issu de la mythologie) conduit une barque vers le rivage. À la proue de cette barque se tient une silhouette vêtue d’un linceul blanc, debout, et à ses pieds ; un cercueil. 

l'île des morts, on voit une île sombre où se dirige une barque dans laquelle se trouve un cercueil, le passeur qui rame et une silhouette en linceul.
L’île des morts (1880)
l'île des morts, on voit une île sombre où se dirige une barque dans laquelle se trouve un cercueil, le passeur qui rame et une silhouette en linceul. de grands cyprès sont au milieu de l'île
L’île des morts (1883)

À la fois oppressante et apaisante, l’île se tient devant les voyageurs, impassible et intemporelle.

La première version de l’île des morts était une commande que devait peindre l’artiste, qu’il finit par garder pour lui. Cependant, la barque n’était pas encore disposée à l’entrée de l’île dans la version initiale. C’est pour la deuxième version, lorsqu’une femme nommée Marie Berna se rendit à son atelier, qu’elle fut fascinée par la toile. Ayant perdu son mari, la veuve lui demanda une version de l’île, avec une figure féminine et un cercueil pour l’apaiser dans sa douleur de la perte d’un être cher. À partir de cet instant, Arnold Böcklin ajouta la sinistre barque à la première version de l’île des morts, et à toutes celles qui suivirent. 

Troublant détail, à partir de la troisième version, la chambre funéraire située la plus à droite de l’île porte les initiales A.B., les initiales du peintre. Il peint également en 1888 l’île des vivants, le revers de sa toile mystérieuse, offrant alors un doux contraste ironique.

l'île des morts, on voit une île sombre où se dirige une barque dans laquelle se trouve un cercueil, le passeur qui rame et une silhouette en linceul.
L’île des morts (1886)
toile d'une île joyeuse ou les gens se baignent à côté de cygnes, d'autres font la fête sur l'île illuminée
L’île des vivants (1888)

Le chef-d’œuvre qui fascine

L’œuvre qui, selon l’auteur Vladimir Nabokov, pouvait être « trouvée dans chaque maison de Berlin » fascine et inspire. Qu’il s’agisse de film, de peinture, de musique, de poème ou de jeu vidéo, l’île des morts a marqué son époque et demeure une œuvre phare. Par son évocation de la mélancolie, du deuil et du passage vers l’au-delà, ses thématiques résonnent dans de nombreuses créations. 

Shutter Island de Martin Scorsese avec Leonardo DiCaprio, extrait du film ou l'on voit une île sombre
l’île de Shutter Island

Ainsi, il est possible de retrouver cette dernière accrochée à divers endroits du château du film d’animation Hôtel Transylvanie de Genndy Tartakovsky, le père ayant perdu sa femme, la notion de deuil accrochée à la toile demeure. On peut également la retrouver dans le film de Ridley Scott Alien Covenant, qui fait vivre sur l’île mortuaire un dieu androïde. Certains voient également dans le film Shutter Island de Martin Scorsese une interprétation de l’île, où on suit l’enquête d’un Leonardo DiCaprio qui sombre dans la folie suite à la mort de sa femme. Le jeu vidéo RiME prendrait également place dans le décor insulaire du tableau.

L’île des morts inspire également le compositeur russe Sergueï Rachmaninov, qui en compose un poème symphonique en 1909. Le peintre Giorgio de Chirico peint également en 1911 sa propre interprétation de l’œuvre, avec les Délices du poète. Le peintre Salvador Dali donnera également sa version de l’île, en se plaçant cette fois-ci à l’intérieur de cette dernière. Plus récemment, c’est l’artiste Hans Ruedi Giger qui réalisait un tableau en hommage à l’île des morts de Böcklin, que vous pouvez découvrir dans cet article.

comparatif du tableau l'île des morts avec les délices du poète, tableau de Giorgio de Chirico, qui présente l'intérieur de l'île d'une couleur jaune, avec le même personnage en linceul blanc
L’île des morts / Les délices du Poète, de Chirico (1911)
interprétation de Salvador Dali de son île des morts ou une figure fantomatique, un voile transparent, évolue à l'intérieur de l'île.
Cour ouest de l’île des morts, Dali (1934)

Des créations artistiques inspirées par Arnold Böcklin, il en existe de nombreuses, de la part de nombreux artistes tout autour du monde. Pour d’autres renseignements relatifs à l’œuvre et sa dimension mystique, Beware ! vous propose la superbe vidéo du youtubeur Alt 236 : Le Mystère de l’île des morts.

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