Alisa Gorshenina, aussi connue sous le pseudonyme Instagram d’Alice Hualice, est une jeune artiste née à Yakshina, dans la campagne russe. -Des années de crises économiques et sociales ont balayées les communautés vivant loin de villes, et Yakshina est l’un des très nombreux villages laissés à l’abandon qui ne compte plus aucun habitant, ou moins d’une dizaine. Une région aux allures de ruines qui vit toujours dans l’esprit et à travers du travail de l’artiste.
Loin de l’architecture étourdissante de la Place Rouge de Moscou ou des musées inégalés comme l’Ermitage de Saint Pétersbourg; les bâtiments désertés de Yakshina – comme son ancienne école, désormais un cimetière de jouets cassés, restes de matériel scolaire et verre brisé- n’en sont pas moins d’inspiration pour l’artiste de 26 ans. Même si elle n’y a vécue que dans les premières années de sa vie, puisqu’elle a déménagé à Nizhny Tagil – une ville industrielle environnante- à l’âge de six ans ; les souvenirs de sa ville natale restent un thème central de son œuvre.
Là où les ruines rencontrent le sacré
Gorshenina rend hommage au village où elle a grandi. Comme nous le prouvait déjà William Turner au 19ème siècle, l’abandon et la désolation peuvent concilier avec le grandiose, les ruines avec le sacré. “Déjà a un jeune âge, j’avais ce désir non de vengeance mais de créer quelque chose qui imposerait le respect. J’avais besoin de prouver quelque chose”.
Elle reprend possession de la mythologie et du folklore de son village fantôme -comme de nombreux villages trop peu représentés dans l’art ou la pop culture, souvent inconnus du public voire complétement oubliés par les médias ; tout en reconnaissant que son art est plus inspiré de ce qu’il y a à l’intérieur d’elle qu’autours d’elle. Les ruines de sa ville natale sont également le reflet des ruines d’une enfance difficile et de blessures d’adolescence.
“C’est très important pour moi de travailler autours des thèmes de la Russie, plus précisément de sa culture ancienne et multiculturelle. J’utilise indirectement des symboles slaves et bachkirs dans certains de mes travaux, témoignages de mes origines, tout en les transformant en quelque chose de nouveau et personnel”.
L’art comme échappatoire et thérapie
Passionnée d’art depuis le plus jeune âge, elle est peu à peu passée du passe-temps propre aux enfants à des œuvres graphiques dans ses années d’adolescence, autour de ses peurs et ses tourments. Une véritable thérapie, et une échappatoire à la solitude.
Mon art m’a aidé à outrepasser de nombreux problèmes personnels liés à mon enfance difficile, ou d’autres peurs plus existentielles comme la peur de la mort par exemple.
L’angoisse de la mort peut être retrouvée dans l’œuvre d’Alise Gorshenina à travers une série dédiée à sa grand-mère depuis longtemps décédée. Un vrai challenge de travailler sur sujet, ce qui l’aide néanmoins à exorciser ses craintes. Malgré la présence de l’angoisse, il n’y a rien de sombre dans cette série pour l’artiste, c’est au contraire un hommage à une femme qui comptait énormément pour elle.
Les années d’études : une nouvelle/double vie
En parallèle du lycée, elle a commencé à suivre des cours d’art. À la sortie des cours, elle courait à l’école d’art. Elle refuse le chemin traditionnel : aller à l’école, étudier, travailler… L’école d’art était cette échappatoire dont elle avait besoin.
Avec d’autres élèves, elle monte un groupe d’art appelé “Second hand” (seconde main), dont l’idéologie proche de l’Arte Povera était la réutilisation de matériaux et objets. “On transformait de vielles choses inutiles en œuvres d’art”. Second hand désirait lancer un mouvement collectif dans leur petite ville, en exposant dans de vieux cinémas ou dans des maisons abandonnées. Pendant trois ans le collectif voulait encourager les gens à devenir acteurs de leurs vies. Alisa Gorshenina vit de plus en plus pour l’art, qui est devenu son style de vie.
Elle parle de ses années d’études comme d’une double vie : essayer d’intégrer ses expériences artistiques dans une réalité tout en grandissant hors du monde réel à travers des expositions qu’elle montait elle-même. Il est désormais évident pour elle qu’elle ne peut s’épanouir complètement qu’en solitaire. “J’aime mon travail car c’est le mien, parce que je me retrouve dedans”.
Un univers personnel
Comme elle le rappelle souvent, Gorshenina travaille plus pour elle que pour son public, utilisant Instagram comme une galerie personnelle que tout le monde pourrait visiter, où elle exprime ses sentiments et ses pensées dans un langage dépourvu de mots. Libre au spectateur de s’y identifier ou non. Mais plus récemment elle s’est rendu compte qu’elle n’était pas la seule à bénéficier de son effet thérapeutique, et qu’il lui permet de sortir de la solitude et communiquer plus facilement.
“Je trouve plein de réponses chez les autres. Les gens sont incroyablement inspirants. Je peux maintenant communiquer plus facilement à travers mon œuvre”.
Alisa Gorshenina
Son travail reste son monde personnel, le monde d’Alice Hualice, où elle décide de tout sans se préoccuper de l’actualité, du monde extérieur.
Artiste multiple, thèmes multiples
Gorshenina insiste sur le fait que son travail est multiple, et non limité aux sujets de sa ville, son enfance et sa famille. Son œuvre la dévoile, ses rêves de devenir à la fois astronaute et archéologue, sa passion pour la faune et la flore… autant que des thématiques plus sombres.
Elle se considère comme une “artiste plurielle”. En jouant avec de nombreux médiums, elle invente et réinvente son œuvre, s’invente et se réinvente elle-même. Ses intérêts sont multiples et elle ne s’impose aucune limite. Son travail dépasse largement le textile, pour lequel elle est principalement reconnue : il combine couture, collages digitaux, art vidéo, photographie et performance. Depuis quelque temps, elle étudie les possibilités offertes par les sculptures en métal.
La jeune artiste se tourne progressivement vers le théâtre et le cinéma, en tournant des vidéos d’art ou prenant part à une production théâtrale en tant que costumière, “peut-être qu’un jour je réaliserais ma propre pièce”. Elle est également en train d’écrire un script pour un court métrage “je pense que ce sera plus de l’animation que du cinéma”.
Le message de son travail semble différent de son approche, car l’artiste dit ne pas avoir d’intention définie, à part qu’il se veut d’être sincère. “Je voudrais que les gens sachent que je ne joue pas avec eux, tout cela est très sérieux pour moi. Je me livre entièrement à travers mes œuvres”.
Se réinventer
Le fil d’Ariane de son travail est la présence récurrente de masques, prenant différentes formes à la fois oniriques (comme la Lune) ou “monstrueuses”, et créés à partir de différents matériaux. Ils évoquent sa réalité, surréelle et étrange.
Ses objets, masques, costumes, sont créés pour interagir avec elle-même. C’est pour cela qu’elle ne prend jamais de photo en faisant appel à des mannequins (sauf exception des membres de sa famille qui apparaissent parfois dans ses shoots), elle ne les prête ou vend que très rarement : ses costumes font partie d’elle-même uniquement. Elle est fascinée par le pouvoir de ses costumes qui l’a transforme complètement alors qu’elle reste exactement la même en dessous.
“Les masques et les costumes montrent différents aspects de ma personnalité . Je ne me cache jamais derrière eux, au contraire ils me complètent. Je veux que les gens voient qu’il s’agit toujours de moi à l’intérieur, et non quelqu’un d’autre”.
Elle appelle sa technique de couture “nervous stitchwork” (broderie nerveuse / compulsive). Tous ses costumes et accessoires sont fabriqués avec des matériaux de récupération, sans croquis en amont. “Ce n’est pas de la discipline, vraiment, c’est juste de la manie”. Complexes, spontanés, les défauts et les imprécisions sont laissés visibles : marque de fabrique de son style surréaliste.
What’s next ? Un musée loin des villes
Alisa Gorshenina désire créer un sanctuaire pour son travail. “Son musée”, au milieu de la nature et loin des villes, où elle pourra créer tout en partageant son œuvre ? Cet espace prendra surtout l’allure d’une seconde maison -pour elle, et pour les visiteurs qui pourront y passer la nuit. Comme une mise en abyme où habitera son travail ; son travail qui a toujours été sa propre maison. “J’ai déjà trouvé l’endroit, mais c’est encore un secret”.
Vous pouvez retrouver le travail d’Alisa Gorshenina sur son instagram.
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