Le descriptif de Fovea disponible sur ton site web est assez exhaustif quant à ta démarche artistique. J’aimerais quand même, entendre dans tes mots, une petite description de ce qu’est ce projet et de ce qu’il signifie pour toi. Au delà des questionnements à l’origine de cette série, y-trouves-tu une résonance plus personnelle?
Ce projet est né d’un coup de foudre pour un groupe de jeunes atteints de déficience visuelle que j’ai rencontré dans le cadre d’un contrat photo en 2017. Je devais documenter en images une réunion organisée par Vision Carrières de Montréal Relève, une OBNL qui aide ces adolescents à explorer un milieu professionnel pouvant les intéresser malgré leur handicap visuel. Lors de cette entrevue de groupe, les jeunes se sont exprimés, ils parlaient de leurs parcours personnels en commençant par aborder leur pathologie décelée à la naissance, ou leur maladie génétique, ou encore l’accident qui leur a fait perdre la vue.
Puis chacun d’entre eux a parlé de ses passions, de ce qui le fait vibrer, notamment dans les domaine du sport, de la la musique, des arts etc. Ils m’ont extrêmement surprise et touchée par leur force de caractère, leur volonté de construire leur avenir comme ils le souhaitent, et surtout par leur absence totale de jugement envers autrui et la bienveillance qui les anime. En sortant de cet événement qui était pour moi un contrat professionnel, j’ai décidé de réaliser un projet artistique personnel dédié aux jeunes malvoyants et aveugles, pour les mettre dans la lumière, pour pousser les gens à aller à leur rencontre et pour que le monde soit en mesure d’apprécier leur extraordinaire beauté.
Quelle recherche as-tu fait avant de te plonger dans ce projet? As-tu fait des entrevues et rencontres, lu des ouvrages, etc. etc.
Tout d’abord, j’ai couché sur le papier quelles étaient mes volontés, mes propres attentes en tant qu’artiste à travers ce projet. J’ai beaucoup écrit à ce sujet car décider des photographier des personnes qui ne voient pas et qui ne verront pas le résultat de leurs yeux est un acte extrêmement délicat car très paradoxal. Il me fallait véritablement me demander quelle était ma légitimité à réaliser ce projet puisque je ne suis pas malvoyante ou non-voyante.
Mon désir premier était d’aller au-delà des clichés, il n’était donc pas question de montrer des cannes blanches ou des lunettes fumées. Il était également nécessaire et primordial pour moi de trouver un moyen de rendre ce projet accessible aux jeunes malvoyants et non voyants. J’ai naturellement réalisé mon projet en argentique, en pellicule Noir et Blanc, processus long et non immédiat qui me correspond totalement sur le plan esthétique et parce qu’il permet de prendre le temps. En effet, je ne peux pas voir les images pendant les prises de vues, et je ne le pourrai qu’après avoir développé la pellicule manuellement. Cette pratique, pour laquelle je me plonge au préalable dans une totale obscurité, relève aussi du toucher, de quelque chose de sensoriel qui fait sens avec le projet, comme pendant les shootings photo où je touche beaucoup les mains des jeunes.
Pour l’exposition, chaque photographie est accompagnée d’un poème descriptif que j’ai écrit et fait retranscrire en braille. À chaque jeune correspond également un documentaire sonore qui présente sa voix. Cet autre médium auquel on a accès par plusieurs casques durant l’exposition, complète le projet et permet aux voyants comme aux déficients visuels de rencontrer ces jeunes par la voix. Pour réaliser ce projet, je me suis évidemment documentée sur la déficience visuelle, mais c’est davantage les rencontres avec chacun d’entre eux qui m’ont nourrie, suite à un appel à candidatures sur internet et via les réseaux sociaux (qu’ils utilisent beaucoup grâce à des commandes vocales!). Chaque moment passé avec avec eux construit une relation de confiance, et m’apprend énormément sur ce que ce sont leur quotidien, leurs envies et leur ouverture sur le monde.
Y-a-t-il un.e des photographié.es dont tu aimerais nous parler plus en détails?
J’aimerais évidemment parler de chacun d’entre eux parce que tous les jeunes qui apparaissent dans Fovea sont différents et tous passionnants, ils ont beaucoup à nous apprendre. Mais je pourrais parler d’Alex, le premier jeune qui m’a contactée suite à l’appel à candidatures que j’avais lancé en mai 2017.
Quand nous nous sommes rencontrés, Alex avait 18 ans. 5 ans auparavant, on lui a diagnostiqué deux maladies dégénératives affectant sa vision : la rétinite pigmentaire et la dystrophie des cônes et des bâtonnets. Au moment de notre rencontre, sa vision se réduisait au champ de vision, son seul moyen de se repérer puisqu’il avait jusqu’alors perdu la totalité de sa vision centrale. Après plusieurs moments passés ensemble pour apprendre à se connaître et décider de la concrétisation du projet, Alex a choisi d’être photographié au sein de la piscine de son école parce qu’il est très sportif depuis son enfance et rêve de travailler dans le domaine du sport. Son idée m’a beaucoup plu et le résultat est sensationnel. Ce jeune homme dégage quelque chose de magnétique et sensible que je pense avoir réussi à retranscrire à travers les portraits que j’ai fait de lui dans l’eau. Son témoignage dans le documentaire sonore qui lui est consacré est tout aussi très touchant, notamment lorsqu’il évoque la nécessité d’accepter sa nouvelle condition pendant son adolescence.
Tu développes toi-même tes images. As-tu eu recours à des procédés ou une façon de faire spécifique dans le développement de ces photographies, afin de pousser ta démarche plus loin?
Développer une pellicule est une pratique établie depuis des générations. Tout est lié à la lumière, au temps et à la chimie. Si on manque une étape, si on utilise des produits trop anciens, la pellicule sera ratée. Je suis donc très rigoureuse dans ma manière de travailler même si mon développement est très DIY, dans ma salle de bain. Évidemment j’ai mes petits secrets de sorcière, mais je ne les dévoilerai pas!
Est-ce que ce projet a été présenté dans d’autres contextes? Y-avait-il des différences avec ceux-ci lors de SOIR?
La présentation de Fovea au Festival SOIR Hochelaga était une avant-première, une sorte d’expo-lab qui m’a permis d’expérimenter les descriptions en braille et les documentaires sonores, au-delà des tirages photographiques. Les retours ont été très bons. Plusieurs personnes malvoyantes et aveugles, notamment des jeunes du projet, ont lu les descriptions en braille et ont énormément apprécié avoir accès à des œuvres d’art. Pour moi, c’était le plus important. Hier, je suis revenue de France. J’étais invitée au Festival photographique ALP’ à Annecy au sein duquel ma série Fovea a été exposée, sans les documentaires et sans le braille parce que c’est un festival uniquement dédié à l’image. C’était vraiment très enthousiasmant de voir un nouveau public s’approprier ce projet, d’avoir de très beaux retours du jury et d’annoncer aux jeunes de Fovea que leurs visages sont exposés en France.
Que représente pour toi de gagner cette bourse? Que comptes-tu faire avec cet argent et quels sont tes futurs projets?
Gagner la bourse Telus est symbolique pour moi et donc très important. D’abord parce que de par ma nationalité française et mon statut actuel en attente de résidence permanente, je n’ai pas droit aux subventions ni aux bourses de déplacement du Canada et du Québec, et je n’y ai plus droit en France. Comme j’auto-finance ce projet depuis un an et demi de A à Z, la bourse Telus apparaît comme une véritable récompense et elle va me permettre de me rembourser une partie des dépenses effectuées. Elle me permettra aussi de financer une partie des voyages prévus prochainement pour des projets en lien avec Fovea car de belles nouvelles viennent d’arriver…
Sarah Seené : Site web