Samantha Joy Groff

Les tableaux subversifs de Samantha Joy Groff, alias @redneckhotwife

Image d'avatar de Lucie SolLucie Sol - Le 22 mai 2023

Samantha Joy Groff est une artiste américaine de 29 ans, qui mêle dans ses œuvres religion et sensualité de façon toujours décalée. Son travail traduit une réflexion sur la ruralité américaine, qu’elle explore au prisme de l’expérience féminine en particulier.

femmes assises avec des animaux, une pastèque entre les jambes, vues de haut
© Samantha Joy Groff, Fourth of July Footlongs, 2021, 60” x 72”, huile sur toile

Investissant aussi bien la peinture que la performance ou la vidéo, Samantha Joy Groff représente la plupart du temps des femmes dans des décors naturels et en présence d’animaux. Mais pas dans n’importent quelles positions : en effet, elle subvertit dans ses peintures les codes de la pastorale classique en mettant en scène des figures féminines et animales dans des postures lascives et voluptueuses.

Plutôt que de nous donner à voir des plans généraux, et donc une vue d’ensemble de la campagne pennsylvanienne, elle privilégie les plans rapprochés et le format portrait plutôt que paysage. Par ce resserrage du regard, elle nous offre une vision intime et fantasmatique de la ruralité pennsylvanienne, parfois dans une atmosphère que l’on pourrait qualifier de fantastique ou onirique.

Son parcours

Samantha Joy Groff naît en Pennsylvanie (Etats-Unis) dans une petite communauté mennonite. Elle part ensuite faire ses études d’art à New York, et continue son MFA (Master of Fine Arts, l’équivalent d’un master en France) à la prestigieuse université de Yale. Son travail artistique s’articule autour de la vie traditionnelle des femmes mennonites, qu’elle représente avec ambiguïté dans ses peintures à l’huile.

trois femmes mennonites avec leur bonnet traditionnelles, l'une a un très fort strabisme et des doigts très allongés
© Samantha Joy Groff, Harvest Gossip, 2022, huile sur toile, 36” x 48”

En effet, comme en témoignent les posts les plus anciens de son compte Instagram, l’un des premiers sujets dont s’empare l’artiste est la sexualité. Textes salaces, photos parodiant les codes de la pornographie, dessins… Son travail est loin d’être dénué de second degré ou d’humour, et l’on retrouve encore cela dans certains de ses tableaux actuels.

femme en pleine étreinte avec un cerf, tous leurs membres sont entremêlés, on voit un sein de la femme et le sexe de l'animal, qui a la langue sortie
© Samantha Joy Groff, Patroness Saint of Mommy Issues, 2020, 3’ x 2’, huile sur toile

Son œuvre

La « wife » de qui ?

C’est sans doute le pseudo Instagram de l’artiste, « @redneckhotwife », qui illustre le mieux les enjeux artistiques qui structurent son travail. En effet, le terme « redneck » est utilisé pour désigner péjorativement une personne rurale, rustre, conservatrice. Cela pourrait être l’équivalent de « beauf », « péquenaud∙e ».

Les mots « hot wife » quant à eux connotent à la fois la sexualité et le fait que l’artiste représente avant tout des femmes. Mais l’emploi de « wife » plutôt que de « woman » semble souligner également le ton ironique qui caractérise l’artiste. Cela met en évidence l’absence des hommes en questions ; la « wife » est représentée sans son « husband ». Elle peint non pas les hommes de la campagne, mais leurs femmes ; et non pas la pastorale innocente et religieuse, mais la sexualité étrange et dérangeante. Elle montre les dessous de la ruralité conservatrice, son penchant secret.

femme avec un voile sur la tête qui enlace un cerf. Doigts dans des positions invraisemblable
© Samantha Joy Groff, The Hunter’s Wife

« Wife » apparaît explicitement dans l’un des titres de ses œuvres, The Hunter’s Wife (voir ci-dessus). Or, le tableau en question représente une femme avec un voile de mariée qui enlace un cerf : on peut se demander si la subversion ici ne se joue pas également dans le déplacement des relations. La femme n’est plus l’épouse de l’homme, qui est quasiment toujours absent, mais de l’animal, qui est l’autre personnage principal des toiles de Samantha Joy Groff.

homme qui enlace le cou de sa nouvelle femme visiblement insensible, qui tient une vache
© Samantha Joy Groff, Newlyweds, 2021, 26 » x 36”, huile sur toile

Cette idée des rôles inversés est aussi renforcée par la peinture Newlyweds où l’on voit la jeune mennonite mariée déjà lassée de son nouvel époux qui s’accroche à elle, mais cherchant le contact avec l’animal. Le travail de Samantha Joy Groff comporte une ironie indéniable, exprimée notamment dans les titres qu’elle donne à ses œuvres. La plupart de celles-ci sont d’ailleurs accessibles sur son site.

Enfin, le terme « wife » est également présent dans Trophy Ex Wife, où l’artiste représente une femme à côté de trophées, et qui en tient un dans ses mains. Le titre grinçant peut participer à critiquer la réification des femmes, celle du tableau se confondant avec la collection. La femme n’est plus le trophée de quiconque ici, elle est l’ « ex » – wife : c’est elle qui tient des trophées et tout époux est absent.

femme entourée de trophées, qui en tient un dans la main, peau rougeâtre qui détonne avec le jaune des trophées mais son habit est dans les mêmes tons que ceux-ci
© Samantha Joy Groff, Trophy Ex Wife, huile sur toile

Symbiose entre femmes et nature

Samantha Joy Groff déjoue les codes déjà existants autour de la représentation de la nature champêtre pour se les réapproprier, en poussant à l’extrême le topos de l’union entre femme et nature, qui aboutit dans son œuvre à l’union charnelle. Son travail intrigue par son ton décalé, et par l’audace de certains tableaux.

Femmes et animaux se mêlent et ne font plus qu’un, suivant une métaphore sexuelle mais aussi symbolique. Mais cette union femme-nature est ici ambigüe, et subvertit le conservatisme chrétien rural, de par la zoophilie sous-jacente ainsi que par le travail sur les corps.

femme qui ouvre un épi de maïs
© Samantha Joy Groff, Big Shucker, 2021, huile sur toile, 13” x 15”

Les corps sont en effet présentés dans toute leur matérialité et sensualité ; Samantha Joy Gross convoque par exemple régulièrement le motif phallique du maïs, qu’elle place dans la bouche de certaines femmes ou de certains animaux. Elle montre aussi souvent ces derniers avec la langue sortie.

femme qui mange avec un cochon un épi de maïs, sont très proches, devant des tables de nourriture
© Samantha Joy Groff, Sweet Corn, 2021, 60” x 72”, huile sur toile

Cependant, l’audace qu’il y a à représenter des femmes et des animaux dans des positions sensuelles n’est pas entièrement nouvelle. Samantha Joy Groff puise également dans la mythologie pour ses œuvres, comme en témoigne Good for the Goose, Bad for the Gander, qui s’apparente à une reprise du mythe de l’union entre Léda et Zeus, après que ce dernier ait pris la forme d’un cygne pour la séduire.

femme et cygne enlacés
© Samantha Joy Groff, Good for the Goose, Bad for the Gander

Les femmes que représente l’artiste sont aussi parfois dans des positions passives ou légèrement dénudées, comme si elles s’offraient à la nature qui les entoure, comme si elles étaient en symbiose avec elle. Cela se ressent notamment dans les tableaux où elles sont allongées dans l’herbe. Le mot symbiose est ici à prendre dans son sens littéraire et figuré comme plus scientifique et littéral, car il semble bien s’agir d’une véritable association biologique, où les corps se mêlent et deviennent difficilement distinguables les uns des autres (comme dans Patroness Saint of Mommy Issues montré plus haut notamment).

femme allongée sur l'herbe sur le ventre
© Samantha Joy Groff, Talking to God

Des positions corporelles invraisemblables

L’accent est donc mis sur les corps. Cependant, ceux-ci ne se réduisent pas à leur caractère sexuel : d’une part car toutes les peintures n’invitent pas à une telle lecture, et d’autre part car ils revêtent un autre intérêt majeur qu’est celui de leur irréalisme. En effet, certaines postures adoptées par les figures que met en scène l’artiste sont étranges, invraisemblables.

femme qui s'accroche à un animal, assise, le pied droit dans une position invraisemblable
© Samantha Joy Groff, Sunday Yearn, 36” x 56”, huile sur toile. Position étrange du pied droit

Cela peut témoigner d’un malaise de la part du personnage mis en scène, sa gêne physique pouvant faire écho à une gêne spirituelle plus profonde. Dans l’inconfort de ces corps tordus, courbés, difformes parfois se joue peut-être l’inconfort de la vie rurale, de ses exigences, de ses rites, de sa religion. A ce titre, la sculpture Betraying Norms (2021) de Tarek Lakhrissi pourrait éclairer l’œuvre de Samantha Joy Groff. En effet, si le premier prend le parti de l’abstraction et non de la figuration, la question de la position inconfortable est également au cœur de son œuvre, dans cette longue lame étrangement tordue.

longue lame tordue
Tarek Lakhrissi, Betraying Norms, 2021

Par celle-ci, Tarek Lakhrissi souligne matériellement la violence des normes, et témoigne aussi d’une double lecture de ce mouvement de torsion inconfortable. Tout comme pour l’œuvre de Samantha Joy Groff, ce mouvement apparaît à la fois comme produit par les normes, qui nous mettent à mal, et à la fois comme initié par le sujet pour s’en émanciper. Envisager les peintures de Samantha Joy Groff à l’aune de cette œuvre permettrait de les comprendre différemment.

deux femmes allongées sur un lit ou par terre, pliées comme pour rentrer dans le cadre de l'image
© Samantha Joy Groff, Clump Road Beauty Queens, 2021, 60” x 72”, huile sur toile

Dans Clump Road Beauty Queens par exemple, la position des femmes donne l’impression qu’elles essaient de rentrer tant bien que mal dans le cadre du tableau. Cependant, celui-ci s’apparente aussi à une cellule, les barres verticales créant une atmosphère carcérale. La jambe droite de la femme du dessus, tordue à l’extrême, semble chercher à se dérober de cette prison dont les occupantes affichent un air las et malheureux. Cela crée un double enfermement ; celui de l’espace carcéral suggéré, et celui du tableau.

Regard fuyant et mains déformées

Cette distorsion des corps va également de pair avec la façon de peindre les yeux des personnages, des femmes comme des animaux. En effet, les regards sont souvent dérangeants, que les yeux soient bizarrement colorés, à demi-fermés, présentant un strabisme plus ou moins fort, écarquillés… La question du regard prend donc une certaine importance, en tant qu’il se fait souvent fuyant, ou de biais. On peut penser à Harvest Gossip (voir plus haut) par exemple, ou la femme mennonite de droite effraie avec ses yeux et ses mains déformés.

Les mains sont en effet un autre membre auquel Samantha Joy Groff fait subir des transformations diverses, les rallongeant, les déformant, les faisant même parfois fusionner comme dans The Hunter’s Wife (voir plus haut). Les ongles sont toujours longs, pointus et vernis de rouge ou de violet.

Le caractère osé et érotique de ses œuvres peut faire penser à celles d’Anne Van der Linden, une peintre qui elle aussi met en scène des animaux avec des êtres humains de façon très sensuelle, et dont vous pouvez aller découvrir le travail ici.

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Lucie Sol
Article écrit par :
Etudiante en Lettres Modernes à l'ENS de Lyon, je suis passionnée par l'art, la culture, la littérature et leur partage. J'aime particulièrement les œuvres qui interrogent des problématiques actuelles majeures comme le féminisme et l'écologie, ou qui questionnent les liens entre images et mots. Je vous souhaite une bonne lecture !

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