Dans l’atelier de l’artiste Déborah Farnault

Image d'avatar de Marine BFMarine Brun-Franzetti - Le 23 septembre 2014

Déborah Farnault est photographe et sérigraphe française établie à New York depuis plus de cinq ans.

©Déborah Farnault Atelier

Aujourd’hui, elle fait partie de cette génération d’artistes qui ont choisi le monde externe et la publicité comme principales sources d’inspiration. En ce mois de septembre, nous sommes allés à la rencontre de l’artiste dans son atelier à Sunset Park, en plein cœur de Brooklyn.

Avant de commencer l’interview, nous avons eu le privilège de visiter les différents espaces de travail de l’artiste ainsi que de découvrir ses récentes photographies terminées en juin dernier. Pour illustrer notre propos, nous avons réalisé une série de photographies de Déborah accompagnées d’une présentation générale du travail de l’artiste.

Parce que la meilleure manière de comprendre les artistes est de les laisser parler, voici l’interview dans son intégralité.

 

Beware : En tant que photographe et sérigraphe, comment concilies-tu ces deux médiums ?

Déborah Farnault : La photographie a toujours occupé une place centrale dans mon travail, y compris dans mes sérigraphies. Je développe depuis toujours ma pratique à la frontière de la documentation sociale, confrontant les notions d’urbanisme et de paysage. En photographie comme en sérigraphie, l’utilisation de la couleur me permet de me mouvoir entre le langage de la peinture et celui de la publicité.

Que ce soit à travers la vivacité des couleurs en photographie ou la dégradation de l’image en sérigraphie, un paradoxe se crée entre le naturellement grandiose et le construit. Nous sommes pris entre la vision romantique d’une nature originelle et la construction d’une image commerciale. Le spectateur oscille entre une expérience de contemplation et une incertitude face à ce qu’il regarde.

 

© Deborah Farnault Atelier

 

Beware : Comment en es-tu venue à faire de la photographie ?

D.F : J’ai grandi dans un environnement artistique, ma mère étant chargée de mission pour la Sauvegarde des Métiers d’Arts au sein du Ministère de la Culture et mon père étant photographe. A travers ma mère, je rencontrais beaucoup d’artistes aux fortes personnalités et aux pratiques variées. Enfant, je rentrais de l’école et je voyais mon père travailler dans le noir dans son grand atelier au moyen format et à la chambre jusqu’à des heures impossibles.

J’ai étudié les arts plastiques très tôt au cours municipal, où j’ai pu expérimenter de nombreux matériaux. Quand j’étais au lycée, mon père m’a donné un petit 35 mm car je montrais un intérêt grandissant pour ce médium ; je n’ai jamais arrêté depuis. J’ai toujours éprouvé une fascination pour la construction de l’image photographique, la beauté du film positif et la magie de la chambre noire. Aujourd’hui, je ne travaille plus en chambre noire, mais je continue de travailler au film avec mon moyen format. C’est un processus fastidieux mais c’est également pour moi un moyen de résister à la vitesse qui caractérise notre époque.

 

Beware : Comment pourrais-tu définir ton style ? 

D.F : Je suis très influencée par la photographie documentaire par laquelle j’ai très tôt été fascinée. Mon style se veut « objectif », dans la mesure du possible : donner ce qu’il y a à voir tel qu’il se présente à moi, sans superflu ni mise en scène, car le spectacle est déjà présent de manière indéniable dans notre environnement et il n’est point besoin de le manipuler. Le paysage est une construction culturelle ; c’est ce à quoi je fais référence dans mon travail.

De manière moins évidente, je suis également très influencée par la peinture, mais aussi par la littérature. La peinture pour le paysage et la place de l’homme au sein de ce dernier, ainsi que pour la couleur. La littérature pour sa capacité à mailler les fragments de notre univers et créer un tissu à travers lequel nous toucherions à la signification des choses et au vivant.

 

©Deborah_Farnault_Montauk

Beware : Que cherches-tu à montrer à travers ton travail photographique ?

D.F : Les idées d’absence, de romantisme et d’authenticité de l’expérience sont pour moi essentielles. J’utilise le mythe d’une nature originelle et je le confronte à nos structures sociales, observant comment notre relation au paysage s’est transformée en spectacle.

Mes images représentent un paysage qui est à la fois beau et générique et créent ainsi un certain nombre de dichotomies, notamment entre sauvage et domestiqué, majestueux et obscène, serein et claustrophobique, spectacle et ennui, contemplation et frustration, sublime et pittoresque. Ces disjonctions empêchent le divertissement et poussent le spectateur à questionner ce qu’il regarde. Il est ainsi amené à projeter ses propres expériences, perceptions et désirs.

 

©Deborah_Farnault_Coachella

Beware : Peux-tu commencer par nous présenter ta série de paysages, telles que Nasa Space Center, Better Days ou encore Coachella 

D.F : Dans Nasa Space Center #1 (2009), je joue avec deux visions paradoxales: d’une part les fusées au caractère phallique et obscène ; d’autre part un décor ensoleillé et soigné où se promènent les visiteurs. L’absurdité de cette mise en scène et la répétition des éléments à travers le diptyque indiquent une rupture dans le paysage, où le temps semble suspendu.

Better Days #2 (2012) confronte la notion pratique d’habitat et l’idée qu’on se fait de la nature. Posant l’importance d’avoir une “belle vue” chez soi, il évoque les idéologies qui animent la construction d’une ville nouvelle. Il suggère aussi le conditionnement de nos comportements et de nos styles de vie, tout en suscitant l’idée de surveillance.

D’autres pièces plus récentes, telles que Coachella (2014) ou Hollywood #1 (2014), sont plus évidemment empreintes d’humour, alors que des séries comme White Sands (2014) ou encore Montauk (2014) sont beaucoup plus contemplatives.

©Deborah Farnault

 

Beware : On retrouve les formats polyptyques dans ton travail, quel(s) impact(s) ces formats apportent-ils à ton travail ?

D.F : Par définition, un polyptyque est un ensemble de panneaux présentant plusieurs moments d’une même histoire sacrée. De ce fait, user de ce procédé implique une importante connotation mystique– ce que je recherche évidemment dans mes paysages à travers la contemplation méditative. Travailler en polyptyques ajoute aussi une forte dimension temporelle, une tentative de capturer le passage du temps, son caractère fugace.

Un polyptyque est aussi un moyen de voir plus loin que le cadre standard de la photographie et, de ce fait, de se rapprocher de la vision humaine réelle qui est plutôt de l’ordre de 180 degrés. En créant un panorama avec des blocs de paysage, je tente d’unifier, de faire sens du monde qui se présente à nos yeux, mais je reconnais aussi son caractère fragmentaire et le chaos qui le constituent.

 

©Deborah_Farnault_White_Sands_02

 

Beware : Tu habites aux Etats-Unis depuis plus de 5 ans maintenant, est-ce que ce pays a eu une influence particulière sur ton travail ?

D.F : Ce pays m’a beaucoup inspirée et a eu une forte influence sur mon travail. J’y ai fréquemment voyagé depuis l’enfance car une partie de ma famille s’y est installée dans les années 1970’s.

La culture visuelle américaine m’a toujours fascinée, que ce soit au travers du cinéma, de la photographie, du graphisme, de l’iconographie de l’ouest, de l’immensité de tout, qui reflète si naturellement l’immensité des possibilités ou le mythe de cette terre où tout serait possible.

J’ai commencé à faire de la photographie aux USA en 2004. En 2009, un peu sur un coup de tête, je suis partie à New York où je n’étais jamais allée et où je ne connaissais personne. Je voulais découvrir cette ville mythique où tant d’artistes et musiciens du 20ème siècle que j’admirais y avaient élu domicile. Je voulais comprendre pourquoi. En arrière plan flottait aussi l’idée de “reconnecter avec mon identité américaine”, un conseil donné en 2008 par un de mes professeurs aux Arts Décoratifs de Strasbourg. J’étais partie pour six mois ; cela fait désormais plus de cinq ans que j’y suis. Ce pays est très déstabilisant par ses paradoxes et sa complexité. Il ne cesse de me surprendre et de me captiver.

 

©Deborah_Farnault_Hollywood

 

Beware : Comment s’est passée ta première réalisation en sérigraphie ?

D.F : Ma première sérigraphie a été réalisée en Finlande, à l’Académie des Beaux-Arts d’Helsinki, où j’ai effectué ma première année de Master en 2006–2007. J’étais inscrite en Master New Media pour ma pratique photographique, mais j’ai passé une grande partie de mon temps dans le département Printmaking où j’ai travaillé en photogravure et en sérigraphie. Il s’agissait là de ma première expérience en impression en dehors du monotype et mon travail photographique a trouvé une nouvelle forme, plus sculpturale.

J’ai immédiatement été magnétisée par la matière, l’idée d’une reproduction de masse et sa dimension politique. Mes premières sérigraphies étaient des paysages urbains photographiés aux USA l’année précédente et imprimés en pleins sur un papier japonais qui laissait passer la lumière.

 

Beware : Par exemple, dans I’m Done With Parks For Today ou encore dans la série Visions, peux-tu nous parler des espaces laissés vides de tes sérigraphies ?

D.F : La sérigraphie est un procédé qui implique en soit de travailler avec le vide, via l’impression en pleins ou en trames.

Dans I’m Done With Parks For Today (2010), j’ai soustrait un touriste de l’image par ce grand cercle blanc qui absorbe notre regard. Ici, cet espace laissé vide devient un espace de projection.  Au delà du clin d’oeil Baldessarien, ce cercle indique le point de vue idéal pour contempler le paysage. Dès lors se crée une mise en abyme : nous devenons le spectateur du spectateur potentiel au sein de l’image.

Pour la série Visions (2012–2013), j’imprime un paysage déserté sur de grandes plaques de métal découpées, puis écartées les unes des autres pour créer ainsi des espaces interstitiels, nouveaux espaces de projection.

La quête d’une nature originelle est naïve et désespérée, bien que toujours entreprise. Le paysage, de manière intrinsèque, a toujours été domestiqué par le regard de l’homme.De ce fait, le mythe romantique de l’homme face à une nature surpuissante et autonome est annulé. Le paysage est scénographié ; nous sommes guidés pour apprécier pleinement la “vue scénique”. Nous poursuivons donc ce désir d’une expérience authentique et sublime sans jamais l’atteindre. Nos comportements deviennent génériques dans un environnement générique.

 

©Deborah_Farnault_Blues_Tonight

Beware : Penses-tu avoir un talent caché ?

D.F : Non. Un talent n’est caché que si nous choisissons de ne pas le développer. Je crois avoir un talent pour l’image, un appétit à comprendre l’espace et le temps, leur malléabilité. Cela se manifeste à travers différentes formes, notamment mon goût pour le monde végétal et animal, mon souci de notre impact sur l’environnement, ma compréhension de l’espace public comme un espace politique, mon bon sens de l’orientation, ma pratique du yoga, mon pragmatisme, mais surtout à travers mon travail artistique – cet entêtement à construire et déconstruire l’image ou cette quête désespérée du sacré.

 

Pour en savoir plus, découvrez l’ensemble de son travail sur son site ici.

©Deborah_Farnault_Joshua_Tree

 

©Deborah_Farnault_Bisbee_01

©Deborah_Farnault_Better_Days_02

 

©Deborah_Farnault_Nasa_Space_Center_01

©Deborah_Farnault_Im_Done_With_Parks_For_Today

 

©Deborah_Farnault_Wild_Things_Are_03

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Marine Brun-Franzetti
Article écrit par :
Au service de la création. Passion pour la photographie, la musique électronique et la conceptualité de l'art. French Touch mais pas trop, vit actuellement à New York.

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2 commentaires

  • Isabelle FARNAULT

    Ma chère Deborah,
    Je n’avais pas imaginé l’ampleur de ce travail magnifique, qui m’interpelle beaucoup. Que j’aimerai le voir en vrai !!
    Quand fais tu une expo en France ? :) Je suis très fière de toi… et très heureuse pour toi… Isa

  • Félicitations petite cousine :-)
    Fabrice

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