Il existe une plaisanterie qui dit que le plus grand coup de génie de l’Autriche soit d’avoir convaincu le monde entier qu’Hitler était Allemand et que Mozart était Autrichien. On est souvent taquin avec ce qu’on jalouse.
J’ai l’Autriche en amour, non pas seulement parce que j’ai aimé durant trois longs mois les charmes d’une Autrichienne, mais parce qu’à la fin du 19e siècle, si vous aviez l’art au cœur et l’académisme en mépris, on vous aurait convaincu de vous faire Viennois. Vous vous serez alors rendu à la terrasse d’un des somptueux cafés du centre-ville et pour pas cher, tremper votre cuillère dans un apfelstrudel en guettant une hypothétique apparition de Egon Schiele, Kafka, ou Rainer Maria Fucking Rilke.
Pendant vingt ans, le modernisme a été Autrichien. Comprenez que l’art est une vieille fille occasionnellement prise de sursaut et de doute quant à elle-même, et qu’à Vienne, le soir dans la fumée du tabac, on se réunissait pour la redéfinir et renverser les vieilles tables façon Nietzsche. Pourquoi là-bas, pourquoi cette ville, qu’à donc de si spécial le bon air Autrichien ? Allez savoir ; Vienne fut durant un temps béni des Muses. Le mouvement de sécession viennois à drastiquement fait fi du passé et instauré un esthétisme et une méthode nouvelle, tandis que l’idée d’œuvre totale, prêchée par Wagner, fut reprise et poussée à ses extrémités. Le ratio de talent au mètre carré affolait les analystes, et partout foisonnait de doux dingues atteints d’une ardeur qui annonçait funestement deux guerres mondiales à venir. Il doit exister quelque chose comme « l’âme autrichienne ».
Et quand l’association Lifeball demande, en mai 2015, à l’artiste Inge Prader, spécialiste des installations studio démesurées, de faire dans le dantesque au profit de la recherche contre le sida, elle jette son dévolu sur Gustave Klimt – personnage qui vous est, par cette photo, devenu immédiatement sympathique :
Choisir Klimt n’est pas choisir la facilité, tant son hyperstylisation est reconnue : amoncellement de détails, fourmillement des décors, et cette extrême précision dans les portraits. Il travaillait ses toiles comme on cisèle le bois, empruntant à la culture byzantine, ses mosaïques, et ses couleurs chaudes, à l’Égypte. Novateur, audacieux. Malgré la modernité de sa forme, ses plus belles toiles reproduisent des figures mythologiques communes, comme la Grecque Gorgone, ou les chevaliers à la Siegfried des récits chevaleresques nordiques. Il eut des polémiques ; ses contemporaines pour la plupart le trouvaient parfois hideux, toujours obscène. Sa chaire aux beaux arts de Vienne, il en a rêvé toute sa vie, elle lui fut toujours refusée.
Or le résultat de cette folle ambition _ reproduire par des acteurs les tableaux de Klimt _ est irréprochable. Inge Prader maitrise le travail de studio, et bien que le respect des costumes soit attendu, on apprécie mille fois la teinte de lumière choisie. Ses photos sont respectueuses des oeuvres de Klimt, mais à la fois si efficaces qu’elle ne dépende plus de leur corrélation avec le peintre, et peuvent, en totale autosuffisance, s’apprécier par elle-même. Par un véritable travail d’éclairages, usant de discrets filtres opaques, bien moins tonitruant que ceux de Jan Saudek, Inge Prader évite l’aspect “crèche vivante“, qui porte presque toujours tort à ce procédé, et prouve que son travail n’est pas juste un clip de Woodkid au ton pop.
Et si certaines peuvent pouffer et pointer du doigt la trivialité du processus, arguant que les peintures de Klimt se suffisent à elle même et n’ont nulle nécessité à être sublimées, rappelons-leur l’idée d’œuvre totale si chère à l’artiste qui aspire à ce que toute production dépasse son support et ne se restreigne pas à un rôle. Car parmi les photos de Inge Prader, la plupart son issues de la fameuse frise Beethoven commandée par l’architecte Josef Hoffmann pour habiller les murs du mausolée à la mémoire du grand compositeur.
Klimt eut dit pour sa frise avoir « reproduit » la 9e symphonie de Beethoven, et Beethoven assure, pour sa part, avoir reproduit un poème de Schiller. Et lorsque la poésie nourrit la musique, qui nourrit à son tour la peinture, on s’émerveille de voir la photographie reprendre le flambeau.
Le monde nous semble subitement en ordre. Avec ou sans apfelstrudel.
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